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BCH_1/BCH122
Maurice Bouchor
LES POËMES DE L'AMOUR ET DE LA MER
1876
III
L'AMOUR DIVIN
XXIV
L'océan qui roule sa plainte 8
A travers l'abîme des cieux 8
Est comme un grand verre d'absinthe 8
Qui tenterait la soif des dieux. 8
5 Il clapote, verdâtre et sale, 8
Dans son enceinte de rochers 8
Que l'onde, l'air et la rafale 8
Ont inutilement rongés. 8
Malgré ton écœurante écume, 8
10 O coupe des désespérés, 8
Bien des cœurs dans ton amertume 8
Se sont déjà désaltérés. 8
Plus d'un dont le destin sévère 8
Avait torturé le cerveau 8
15 Est demeuré au fond du verre 8
Dans une fraîcheur de tombeau. 8
Tous ceux qui dans la coupe immense 8
Ont bu, sont tombés ivres-morts, 8
Mais ton indicible clémence 8
20 Les a délivrés du remords. 8
Quant à mol, faible cœur qu'agite 8
Je ne sais quel espoir sans but, 8
En face de la mer j'hésite 8
Comme un qui n'aurait jamais bu. 8
25 Rien qu'à la voir, je me sens ivre 8
D'un insatiable désir ; 8
Mais j'ai la lâcheté de vivre 8
Tout en souhaitant de mourir. 8
Je m'en irai, la face pâle, 8
30 Rôder sur ton immensité 8
Qui parfois — miroitante opale — 8
Garde un sourire de l'été. 8
Mais j'aimerai surtout l'abîme 8
Quand il sera sinistre et vert, 8
35 Et qu'au loin le grand ciel sublime- 8
Sera le ciel blafard d'hiver. 8
Et je froncerai les narines 8
Afin d'aspirer à longs traits 8
Ces amères odeurs marines 8
40 Qui passent dans un souffle frais. 8
Comme une bête carnassière 8
Tu subiras l'orgueil humain, 8
O gouffre ! et moi, sur ta crinière — 8
Tremblant — je passerai ma main. 8
45 Et, cloué au pont par la crainte, 8
Du moins sans but je flotterai 8
Sur l'océan couleur d'absinthe 8
Où ma raison aura sombré. 8
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