Métrique en Ligne
BCH_1/BCH117
Maurice Bouchor
LES POËMES DE L'AMOUR ET DE LA MER
1876
III
L'AMOUR DIVIN
XIX
Dans les splendeurs orientales 8
Se lève le soleil en feu ; 8
Voici qu'il neige des pétales 8
De roses blanches, dans l'air bleu. 8
5 O brises d'avril, matinée 8
Où, s'éveillant d'un air vainqueur, 8
Les fleurs de la nouvelle année 8
Ont toutes une perle au cœur ! 8
Musique allègre ou solennelle, 8
10 Longs murmures, soupirs des bois 8
Qu'un vent emporte sur son aile, 8
Doux comme un soupir de hautbois ; 8
Extase infinie et muette 8
Que traverse joyeusement 8
15 Le cri perçant d'une alouette 8
Dans les hauteurs du firmament ! 8
Je dois être heureux, car la vie 8
Embaume et chante autour -de moi, 8
Et semble folâtrer, ravie, 8
20 Pleine d'un indicible émoi ; 8
Je dois être heureux, car les choses 8
S'épanouissent au soleil, 8
Devant moi, l'amoureux des roses 8
Et de l'aurore au front vermeil. 8
25 Jamais dans les rêves étranges 8
Que j'ai si tendrement aimés, 8
Où je voyais passer des anges 8
Éblouissants et parfumés, 8
Non, jamais mon cœur et 'ma tête 8
30 Comme en ce matin enchanté 8
N'ont eu si merveilleuse fête 8
De mélodie et de clarté. 8
Jamais senteurs si pénétrantes 8
N'ont grisé mon âme et mes sens, 8
35 Comme si les brises errantes 8
Roulaient des nuages d'encens. 8
L'azur étincelle et flamboie 8
Comme un. gigantesque saphir, 8
Et la terre bondit de joie 8
40 Sous le fouet cruel du désir. 8
Je dois être heureux, mais la vie 8
Ne peut secouer ma langueur, 8
Ou faire fleurir quelque envie 8
Dans l'affreux désert de mon cœur. 8
45 Tout passe autour de moi : la brise, 8
La chanson des bois, l'air des champs, 8
Sans que rien m'échauffe ou me grise, 8
Souffles, rayons, parfums et chants. 8
Le sombre et froid oubli retombe 8
50 Sur mon âme comme un linceul, 8
Car j'ai mis. mon cœur dans la tombe 8
Et depuis longtemps, je suis seul. 8
Un souvenir me hante encore ; 8
C'est le passé qui vient me voir, 8
55 Et comme un rouge météore 8
Illumine mon désespoir. 8
Mois d'avril, coupe fraîche et pure 8
Où chacun s'enivre d'amour, 8
Tu as ravivé la blessure 8
60 Qui saigne à mon flanc pour toujours ; 8
Et ta voix légère et sonore, 8
Du plaisir fêtant les élus, 8
Me fait trouver plus douce encore 8
Une voix que je n'entends plus 8
65 Mais quoi ! ma tristesse est un leurre, 8
Je ne peux même plus souffrir ; 8
Au printemps l'on rit ou l'on pleure, 8
Et j'ai vu mes larmes tarir. 8
Mon cœur ne bat plus ; ma pensée 8
70 Qu'a tuée un dernier sanglot, 8
Flotte au hasard toute glacée, 8
Ainsi qu'une morte sur l'eau. 8
Toutes ces choses sans pareilles 8
Disparaissent de devant moi ; 8
75 Les fleurs suaves et vermeilles 8
Pâlissent et meurent d'effroi. 8
Partout je vois l'herbe qui sèche ; 8
Et le beau matin enchanté 8
Qu'éveillait une brise fraîche 8
80 Est frappé de stérilité. 8
Les arbres, pareils à des ombres, 8
Gémissent, tordant leurs bras nus, 8
Et les vents qui deviennent sombres 8
Soufflent des poisons inconnus. 8
85 Le monde est un désert sans borne 8
Où brûle un implacable jour, 8
Et que traversent, le front morne, 8
Les désenchantés de l'amour. 8
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