Métrique en Ligne
BCH_1/BCH104
Maurice Bouchor
LES POËMES DE L'AMOUR ET DE LA MER
1876
III
L'AMOUR DIVIN
VI
AUTREFOIS
Je me rappelle un soir des temps où j'ai vécu 12
Comme un autre, laissant s'épanouir mon âme 12
Aux sereines clartés des beaux yeux d'une femme 12
Qui m'avait regardé, et qui m'avait vaincu. 12
5 Je me rappelle un soir de cette époque ancienne ; 12
Au brusque vent de nuit se tordaient ses cheveux, 12
Et je la suppliais du sourire et des yeux, 12
Et ma main étreignait si doucement la sienne ! 12
Pourtant, bien que le flot murmurât jusqu'à nous, 12
10 Que nous eussions vingt ans et qu'elle fût si belle, 12
Comme un ange attristé qui referme son aile, 12
Elle ne me dit rien, ce soir de rendez-vous. 12
Si ta main tout à coup, chère âme, fut glacée, 12
Si ta bouche perdit son rire et ses baisers, 12
15 C'est qu'un frisson mortel nous ayant traversés, 12
Nous eûmes tous les deux une même pensée. 12
«La mort inévitable et la fatale nuit 12
Qui devait, tôt ou tard, peser sur nos paupières 12
Et l'éternel sommeil que l'on dort sur les pierres 12
20 Dans la vallée où nul soleil n'a jamais lui. 12
Cette fin de l'amour, comme de toutes choses, 12
Ce silence des cœurs qui battaient autrefois… 12
Puis, autour du tombeau des pas, des bruits de voix, 12
Et le suprême oubli tout parfumé de roses ! 12
25 La foi des jours anciens a fini par tarir, 12
Nul ne pense bondir jusqu'aux cieux d'un coup d'aile ; 12
Et ne comprenant rien à la vie immortelle, 12
Chaque jour, en vivant, nous nous sentons mourir. 12
Ainsi, rien ne devait rester de notre extase ! 12
30 Nos jours délicieux devaient donc s'échapper 12
Comme, goutte après goutte, et pour se dissiper, 12
L'eau s'échappe à travers les fêlures d'un vase ! 12
Et tristes, nous songions. Le sifflement aigu 12
Des bises se mêlait à la clameur des vagues ; 12
35 Et maintenant, perdu dans des souvenirs vagues, 12
Je me rappelle un soir du temps où j'ai vécu. 12
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