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corpus Pamela Puntel
Hippolyte BAYE
LA FRONTIÈRE
ESSAIS DE POÉSIES
1871
LE CONQUÉRANT
Des bruits avant-coureurs ont semé l'épouvante. 12
A la vitre déserte, on voit percer le deuil. 12
Le carrefour s'emplit d'une .masse vivante ; 12
Dans l'air silencieux quelque voix discordante 12
5 Porte au loin la terreur et sonne avec orgueil. 12
Sur le seuil attendri par le pas d'une mère 12
Retentissent le sabre et l'éperon vibrant ; 12
Ils rompent des verrous la défense éphémère… 12
Le foyer envahi ! quelle douleur amère ! 12
10 Mais cachons bien nos pleurs : voici le conquérant ! 12
Dans les scintillements de mille baïonnettes, 12
Il s'avance escorté de ses sanglants drapeaux. 12
La crainte a mis un sceau sur les lèvres muettes, 12
Et nul ne saurait lire, aux faces inquiètes, 12
15 Si l'amour ou la haine anime ses troupeaux. 12
Un soldat épuisé, sans pain, chancelle et tombe. 12
Dans une fosse humide, il se couche mourant. 12
Encore un jeune espoir englouti par la tombe ! 12
Mais que fait au vautour le sort dé la colombe ? 12
20 C'est dans un nid d'airain qu'éclôt un conquérant. 12
Humble, la cité tremble et s'agenouille en larmes. 12
Sa prosternation fait grandir le vainqueur. 12
Dans le temple chrétien il engouffre ses armes, 12
Et le clairon répand d'insolentes alarmes 12
25 Sous les arceaux troublés de la nef et du chœur. 12
L'orgue élève pour lui sa voix douce et profonde ; 12
Et les flots vaporeux de l'encens enivrant, 12
De l'encens réservé pour le Sauveur du monde, 12
Baignent un front chargé d'une tiare immonde : 12
30 Le casque d'un soudard appelé conquérant. 12
La victoire aujourd'hui couronna la bataille. 12
Il est nuit. Des flambeaux constellent le quartier. 12
Partout fument les plats chers à la valetaille. 12
La céleste Harmonie, au pied de la muraille, 12
35 Chante, prostituée à l'écraseur altier. 12
Dans un hangar voisin, le vent du nord soupire : 12
Là, gisent des blessés sur l'un et l'autre rang ; 12
L'un conjure le ciel, l'autre en silence expire. 12
Leurs membres ont valu des duchés à l'empire. 12
40 Qu'est-ce qu'à leurs foyers rendra le conquérant ? 12
Quelle aurore nocturne empourpre la verdure ? 12
Un incendie immense aux élans furieux, 12
Comme un tigre emportant une fraîche pâture, 12
Bondit de seuil en seuil, de toiture en toiture, 12
45 Et de sa griffe rouge ose tâter les cieux. 12
Un long débris d'humains, éplorés, pêle-mêle, 12
S'efforcent d'échapper au monstre dévorant. 12
Lorsque retombera la dernière étincelle, 12
Des squelettes noircis, seuls, — monument fidèle, — 12
50 Diront : « Ces lieux ont vu passer un conquérant. » 12
Il est au fond de l'Inde une infernale idole. 12
Sur un char monstrueux son autel est porté. 12
Il roule ; tout un peuple en vertige s'immole, 12
Et le sage brahmane aspire à l'auréole 12
55 De se faire broyer sous sa divinité. 12
L'heureuse Europe assiste à des pompes pareilles. 12
J'ai vu, — sortant du Nord, — un peuple délirant 12
De son dieu par ses cris réjouir les oreilles, 12
Et pétrir de sa chair de sanglantes merveilles 12
60 Au monarque prussien, Jaguernauth-conquérant. 12
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