Métrique en Ligne
BAY_1/BAY14
corpus Pamela Puntel
Hippolyte BAYE
LA FRONTIÈRE
ESSAIS DE POÉSIES
1871
LE GUÉ
Il n'est plus doux abri dans la calme vallée, 12
Il n'est gazon plus mol au loisir nonchalant 12
Que la rive penchante et de saules voilée, 12
Que ces bords sinueux du fleuve, déroulant 12
5 Son écharpe bleuâtre aux joncs souples mêlée. 12
Là croissent, en flottant, les parfums des cressons, 12
Autour du sable où fuit l'ablette, sémillante. 12
Le frais myosotis y trempe ses buissons ; 12
La forêt de roseaux, légère et vacillante, 12
10 A tout vent qui frémit exhale de vains sons. 12
Comme tout souriait jadis sur cette rive ! 12
L'écolier vagabond, inhabile lutteur, 12
Y venait exercer son adresse craintive, 12
Sondait de son pied nu le gouffre tentateur, 12
15 Et, les bras arrondis, domptait l'onde rétive. 12
C'est là qu'au soir tombant les troupeaux égarés, 12
Oubliés des abois du molosse fidèle, 12
Descendaient lentement, tachant le vert des prés. 12
L'épervier et l'agneau, le bœuf et l'hirondelle, 12
20 Sur le même abreuvoir se penchaient altérés. 12
Mais un jour, effrayant les tremblantes colombes, 12
Une ardente bataille ici se déchaîna. 12
Le duel aérien des obus et des bombes, 12
En longs sillons de feu dans l'azur rayonna ; 12
25 Et des humains tombaient, tombaient par hécatombes ! 12
Au souffle mugissant de l'ouragan fatal, 12
Que d'âmes en leur fleur, là, se sont envolées ! 12
Que de cris ont monté vers le grand tribunal ! 12
Et, quand le plomb rompait les phalanges troublées, 12
30 Que de sang a rougi ce fluide cristal ! 12
Car la guerre n'est pas aisément assouvie. 12
Et l'obus poursuivait de ses éclats d'acier 12
Le blessé qui traînait le reste de sa vie, 12
L'artilleur qui poussait, son robuste coursier, 12
35 A travers le courant, vers l'autre berge amie. 12
Que d'hommes, enlacés par le bras de la Mort, 12
Ont vu fuir à la fois le rivage et le monde ! 12
Que de corps non pleurés ont, sur ce même bord, 12
Tournoyé lentement, pâles, au fil de l'onde !… 12
40 — Et pourtant (ô Nature !) aujourd'hui même encor, 12
Il n'est plus doux abri dans la calme vallée, 12
Il n'est gazon plus mol au loisir nonchalant, 12
Que la rive penchante et de saules voilée, 12
Que ces bords sinueux du fleuve, déroulant 12
45 Son écharpe bleuâtre aux joncs souples mêlée. 12
logo du CRISCO logo de l'université