Métrique en Ligne
BAU_2/BAU165
Charles BAUDELAIRE
LES ÉPAVES
(Édition partielle)
1864-1869
BOUFFONNERIES
XXII
À M. EUGÈNE FROMENTIN
À PROPOS D’UN IMPORTUN
QUI SE DISAIT SON AMI
Il me dit qu’il était très-riche, 8
Mais qu’il craignait le choléra ; 8
— Que de son or il était chiche, 8
Mais qu’il goûtait fort l’Opéra ; 8
5 — Qu’il raffolait de la nature, 8
Ayant connu monsieur Corot ; 8
— Qu’il n’avait pas encor voiture, 8
Mais que cela viendrait bientôt ; 8
— Qu’il aimait le marbre et la brique, 8
10 Les bois noirs et les bois dorés ; 8
— Qu’il possédait dans sa fabrique 8
Trois contre-maîtres décorés ; 8
— Qu’il avait, sans compter le reste, 8
Vingt mille actions sur le Nord ; 8
15 Qu’il avait trouvé, pour un zeste, 8
Des encadrements d’Oppenord ; 8
— Qu’il donnerait (fût-ce à Luzarches !) 8
Dans le bric-à-brac jusqu’au cou, 8
Et qu’au Marché des Patriarches 8
20 Il avait fait plus d’un bon coup ; 8
— Qu’il n’aimait pas beaucoup sa femme, 8
Ni sa mère ; — mais qu’il croyait 8
À l’immortalité de l’âme, 8
Et qu’il avait lu Niboyet ! 8
25 — Qu’il penchait pour l’amour physique, 8
Et qu’à Rome, séjour d’ennui, 8
Une femme, d’ailleurs phthisique, 8
Était morte d’amour pour lui. 8
Pendant trois heures et demie, 8
30 Ce bavard, venu de Tournai, 8
M’a dégoisé toute sa vie ; 8
J’en ai le cerveau consterné. 8
S’il fallait décrire ma peine, 8
Ce serait à n’en plus finir ; 8
35 Je me disais, domptant ma haine : 8
« Au moins, si je pouvais dormir ! » 8
Comme un qui n’est pas à son aise, 8
Et qui n’ose pas s’en aller, 8
Je frottais de mon cul ma chaise, 8
40 Rêvant de le faire empaler. 8
Ce monstre se nomme Bastogne ; 8
Il fuyait devant le fléau. 8
Moi, je fuirai jusqu’en Gascogne, 8
Ou j’irai me jeter à l’eau, 8
45 Si dans ce Paris, qu’il redoute, 8
Quand chacun sera retourné, 8
Je trouve encore sur ma route 8
Ce fléau, natif de Tournai. 8
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