Métrique en Ligne
BAU_1/BAU55
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
SPLEEN ET IDÉAL
LI
Le Flacon
Il est de forts parfums pour qui toute matière 12
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre. 12
En ouvrant un coffret venu de l’orient 12
Dont la serrure grince et rechigne en criant, 12
5 Ou dans une maison déserte quelque armoire 12
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire, 12
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, 12
D’où jaillit toute vive une âme qui revient. 12
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, 12
10 Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, 12
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, 12
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or. 12
Voilà le souvenir enivrant qui voltige 12
Dans l’air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige 12
15 Saisit l’âme vaincue et la pousse à deux mains 12
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ; 12
Il la terrasse au bord d’un gouffre séculaire, 12
Où, Lazare odorant déchirant son suaire, 12
Se meut dans son réveil le cadavre spectral 12
20 D’un vieil amour ranci, charmant et sépulcral. 12
Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire 12
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire 12
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé, 12
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé, 12
25 Je serai ton cercueil, aimable pestilence ! 12
Le témoin de ta force et de ta virulence, 12
Cher poison préparé par les anges ! liqueur 12
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur ! 12
logo du CRISCO logo de l'université