Métrique en Ligne
BAU_1/BAU22
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
SPLEEN ET IDÉAL
XXI
Le Masque
Statue allégorique dans le goût de la Renaissance
À Ernest Christophe, statuaire.
Contemplons ce trésor de grâces florentines ; 12
Dans l’ondulation de ce corps musculeux 12
L’Élégance et la Force abondent, sœurs divines. 12
Cette femme, morceau vraiment miraculeux, 12
5 Divinement robuste, adorablement mince, 12
Est faite pour trôner sur des lits somptueux, 12
Et charmer les loisirs d’un pontife ou d’un prince. 12
— Aussi, vois ce souris fin et voluptueux 12
Où la Fatuité promène son extase ; 12
10 Ce long regard sournois, langoureux et moqueur ; 12
Ce visage mignard, tout encadré de gaze, 12
Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur : 12
« La Volupté m’appelle et l’Amour me couronne ! » 12
À cet être doué de tant de majesté 12
15 Vois quel charme excitant la gentillesse donne ! 12
Approchons, et tournons autour de sa beauté. 12
O blasphème de l’art ! ô surprise fatale ! 12
La femme au corps divin, promettant le bonheur, 12
Par le haut se termine en monstre bicéphale ! 12
20 Mais non ! Ce n’est qu’un masque, un décor suborneur, 12
Ce visage éclairé d’une exquise grimace, 12
Et, regarde, voici, crispée atrocement, 12
La véritable tête, et la sincère face 12
Renversée à l’abri de la face qui ment. 12
25 — Pauvre grande beauté ! le magnifique fleuve 12
De tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux ; 12
Ton mensonge m’enivre, et mon âme s’abreuve 12
Aux flots que la Douleur fait jaillir de tes yeux ! 12
— Mais pourquoi pleure-t-elle ? Elle, beauté parfaite 12
30 Qui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu, 12
Quel mal mystérieux ronge son flanc d’athlète ? 12
— Elle pleure, insensé, parce qu’elle a vécu ! 12
Et parce qu’elle vit ! Mais ce qu’elle déplore 12
Surtout, ce qui la fait frémir jusqu’aux genoux, 12
35 C’est que demain, hélas ! il faudra vivre encore ! 12
Demain, après-demain et toujours ! — comme nous ! 12
logo du CRISCO logo de l'université