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BAU_1/BAU118
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
FLEURS DU MAL
CXIV
Lesbos
Mère des jeux latins et des voluptés grecques, 12
Lesbos, où les baisers, languissants ou joyeux, 12
Chauds comme les soleils, frais comme les pastèques, 12
Font l'ornement des nuits et des jours glorieux, 12
5 Mère des jeux latins et des voluptés grecques, 12
Lesbos, où les baisers sont comme les cascades 12
Qui se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds 12
Et courent, sanglotant et gloussant par saccades, 12
Orageux et secrets, fourmillants et profonds ; 12
10 Lesbos, où les baisers sont comme les cascades ! 12
Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, 12
Où jamais un soupir ne resta sans écho, 12
A l'égal de Paphos les étoiles t'admirent, 12
Et Vénus à bon droit peut jalouser Sapho ! 12
15 Lesbos, où les Phrynés l'une l'autre s'attirent, 12
Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, 12
Qui font qu'à leurs miroirs, stérile volupté ! 12
Les filles aux yeux creux, de leur corps amoureuses, 12
Caressent les fruits mûrs de leur nubilité ; 12
20 Lesbos, terre des nuits chaudes et langoureuses, 12
Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère ; 12
Tu tires ton pardon de l'excès des baisers, 12
Reine du doux empire, aimable et noble terre, 12
Et des raffinements toujours inépuisés. 12
25 Laisse du vieux Platon se froncer l'œil austère. 12
Tu tires ton pardon de l'éternel martyre, 12
Infligé sans relâche aux cœurs ambitieux, 12
Qu'attire loin de nous le radieux sourire 12
Entrevu vaguement au bord des autres cieux ! 12
30 Tu tires ton pardon de l'éternel martyre ! 12
Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge 12
Et condamner ton front pâli dans les travaux, 12
Si ses balances d'or n'ont pesé le déluge 12
De larmes qu'à la mer ont versé tes ruisseaux ? 12
35 Qui des Dieux osera, Lesbos, être ton juge ? 12
Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ? 12
Vierges au cœur sublime, honneur de l'Archipel, 12
Votre religion comme une autre est auguste, 12
Et l'amour se rira de l'Enfer et du Ciel ! 12
40 Que nous veulent les lois du juste et de l'injuste ? 12
Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre 12
Pour chanter le secret de ses vierges en fleurs, 12
Et je fus dès l'enfance admis au noir mystère 12
Des rires effrénés mêlés aux sombres pleurs ; 12
45 Car Lesbos entre tous m'a choisi sur la terre. 12
Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, 12
Comme une sentinelle à l'œil perçant et sûr, 12
Qui guette nuit et jour brick, tartane ou frégate, 12
Dont les formes au loin frissonnent dans l'azur ; 12
50 Et depuis lors je veille au sommet de Leucate, 12
Pour savoir si la mer est indulgente et bonne, 12
Et parmi les sanglots dont le roc retentit 12
Un soir ramènera vers Lesbos, qui pardonne, 12
Le cadavre adoré de Sapho, qui partit 12
55 Pour savoir si la mer est indulgente et bonne ! 12
De la mâle Sapho, l'amante et le poète, 12
Plus belle que Vénus par ses mornes pâleurs ! 12
— L'œil d'azur est vaincu par l'œil noir que tachète 12
Le cercle ténébreux tracé par les douleurs 12
60 De la mâle Sapho, l'amante et le poète ! 12
— Plus belle que Vénus se dressant sur le monde 12
Et versant les trésors de sa sérénité 12
Et le rayonnement de sa jeunesse blonde 12
Sur le vieil Océan de sa fille enchanté ; 12
65 Plus belle que Vénus se dressant sur le monde ! 12
— De Sapho qui mourut le jour de son blasphème, 12
Quand, insultant le rite et le culte inventé, 12
Elle fit son beau corps la pâture suprême 12
D'un brutal dont l'orgueil punit l'impiété 12
70 De celle qui mourut le jour de son blasphème. 12
Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente, 12
Et, malgré les honneurs que lui rend l'univers, 12
S'enivre chaque nuit du cri de la tourmente 12
Que poussent vers les cieux ses rivages déserts. 12
75 Et c'est depuis ce temps que Lesbos se lamente ! 12
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