Métrique en Ligne
BAU_1/BAU117
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
FLEURS DU MAL
CXIII
Une martyre
Dessin d'un maître inconnu
Au milieu des flacons, des étoffes lamées 12
Et des meubles voluptueux, 8
Des marbres, des tableaux, des robes parfumées 12
Qui traînent à plis somptueux, 8
5 Dans une chambre tiède où, comme en une serre, 12
L’air est dangereux et fatal, 8
Où des bouquets mourants dans leurs cercueils de verre 12
Exhalent leur soupir final, 8
Un cadavre sans tête épanche, comme un fleuve, 12
10 Sur l’oreiller désaltéré 8
Un sang rouge et vivant, dont la toile s’abreuve 12
Avec l’avidité d’un pré. 8
Semblable aux visions pâles qu’enfante l’ombre 12
Et qui nous enchaînent les yeux, 8
15 La tête, avec l’amas de sa crinière sombre 12
Et de ses bijoux précieux, 8
Sur la table de nuit, comme une renoncule, 12
Repose ; et, vide de pensers, 8
Un regard vague et blanc comme le crépuscule 12
20 S’échappe des yeux révulsés. 8
Sur le lit, le tronc nu sans scrupules étale 12
Dans le plus complet abandon 8
La secrète splendeur et la beauté fatale 12
Dont la nature lui fit don ; 8
25 Un bas rosâtre, orné de coins d’or, à la jambe, 12
Comme un souvenir est resté ; 8
La jarretière, ainsi qu’un œil secret qui flambe, 12
Darde un regard diamanté. 8
Le singulier aspect de cette solitude 12
30 Et d’un grand portrait langoureux, 8
Aux yeux provocateurs comme son attitude, 12
Révèle un amour ténébreux, 8
Une coupable joie et des fêtes étranges 12
Pleines de baisers infernaux, 8
35 Dont se réjouissait l’essaim de mauvais anges 12
Nageant dans les plis des rideaux ; 8
Et cependant, à voir la maigreur élégante 12
De l’épaule au contour heurté, 8
La hanche un peu pointue et la taille fringante 12
40 Ainsi qu’un reptile irrité, 8
Elle est bien jeune encor ! — Son âme exaspérée 12
Et ses sens par l’ennui mordus 8
S’étaient-ils entr’ouverts à la meute altérée 12
Des désirs errants et perdus ? 8
45 L’homme vindicatif que tu n’as pu, vivante, 12
Malgré tant d’amour, assouvir, 8
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante 12
L’immensité de son désir ? 8
Réponds, cadavre impur ! et par tes tresses roides 12
50 Te soulevant d’un bras fiévreux, 8
Dis-moi, tête effrayante, a-t-il sur tes dents froides 12
Collé les suprêmes adieux ? 8
— Loin du monde railleur, loin de la foule impure, 12
Loin des magistrats curieux, 8
55 Dors en paix, dors en paix, étrange créature, 12
Dans ton tombeau mystérieux ; 8
Ton époux court le monde, et ta forme immortelle 12
Veille près de lui quand il dort ; 8
Autant que toi sans doute il te sera fidèle, 12
60 Et constant jusques à la mort. 8
logo du CRISCO logo de l'université