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Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
LE VIN
CIX
Le Vin de l'assassin
Ma femme est morte, je suis libre ! 8
Je puis donc boire tout mon soûl. 8
Lorsque je rentrais sans un sou, 8
Ses cris me déchiraient la fibre. 8
5 Autant qu’un roi je suis heureux ; 8
L’air est pur, le ciel admirable… 8
Nous avions un été semblable 8
Lorsque je devins amoureux ! 8
L’horrible soif qui me déchire 8
10 Aurait besoin pour s’assouvir 8
D’autant de vin qu’en peut tenir 8
Son tombeau ; — ce n’est pas peu dire : 8
Je l’ai jetée au fond d’un puits, 8
Et j’ai même poussé sur elle 8
15 Tous les pavés de la margelle. 8
— Je l’oublierai si je le puis ! 8
Au nom des serments de tendresse, 8
Dont rien ne peut nous délier, 8
Et pour nous réconcilier 8
20 Comme au beau temps de notre ivresse, 8
J’implorai d’elle un rendez-vous, 8
Le soir, sur une route obscure. 8
Elle y vint ! — folle créature ! 8
Nous sommes tous plus ou moins fous ! 8
25 Elle était encore jolie, 8
Quoique bien fatiguée ! et moi, 8
Je l’aimai trop ! voilà pourquoi 8
Je lui dis : Sors de cette vie ! 8
Nul ne peut me comprendre. Un seul 8
30 Parmi ces ivrognes stupides 8
Songea-t-il dans ses nuits morbides 8
À faire du vin un linceul ? 8
Cette crapule invulnérable 8
Comme les machines de fer 8
35 Jamais, ni l’été ni l’hiver, 8
N’a connu l’amour véritable, 8
Avec ses noirs enchantements, 8
Son cortège infernal d’alarmes, 8
Ses fioles de poison, ses larmes, 8
40 Ses bruits de chaîne et d’ossements ! 8
— Me voilà libre et solitaire ! 8
Je serai ce soir ivre mort ; 8
Alors, sans peur et sans remord, 8
Je me coucherai sur la terre, 8
45 Et je dormirai comme un chien ! 8
Le chariot aux lourdes roues 8
Chargé de pierres et de boues, 8
Le wagon enrayé peut bien 8
Écraser ma tête coupable 8
50 Ou me couper par le milieu, 8
Je m’en moque comme de Dieu, 8
Du Diable ou de la Sainte Table ! 8
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