Métrique en Ligne
BAU_1/BAU112
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
LE VIN
CVIII
Le Vin des chiffonniers
Souvent, à la clarté rouge d’un réverbère 12
Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre, 12
Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux 12
Où l’humanité grouille en ferments orageux, 12
5 On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête, 12
Buttant, et se cognant aux murs comme un poëte, 12
Et, sans prendre souci des mouchards, ses sujets, 12
Épanche tout son cœur en glorieux projets. 12
Il prête des serments, dicte des lois sublimes, 12
10 Terrasse les méchants, relève les victimes, 12
Et sous le firmament comme un dais suspendu 12
S’enivre des splendeurs de sa propre vertu. 12
Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage, 12
Moulus par le travail et tourmentés par l’âge, 12
15 Éreintés et pliant sous un tas de débris, 12
Vomissement confus de l’énorme Paris, 12
Reviennent, parfumés d’une odeur de futailles, 12
Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles, 12
Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux. 12
20 Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux 12
Se dressent devant eux, solennelle magie ! 12
Et dans l’étourdissante et lumineuse orgie 12
Des clairons, du soleil, des cris et du tambour, 12
Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour ! 12
25 C’est ainsi qu’à travers l’Humanité frivole 12
Le vin roule de l’or, éblouissant Pactole ; 12
Par le gosier de l’homme il chante ses exploits 12
Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois. 12
Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence 12
30 De tous ces vieux maudits qui meurent en silence, 12
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ; 12
L’Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil ! 12
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