Métrique en Ligne
BAU_1/BAU103
Charles BAUDELAIRE
LES FLEURS DU MAL
1857-1861
TABLEAUX PARISIENS
XCIX
Le Jeu
Dans des fauteuils fanés des courtisanes vieilles, 12
Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal, 12
Minaudant, et faisant de leurs maigres oreilles 12
Tomber un cliquetis de pierre et de métal ; 12
5 Autour des verts tapis des visages sans lèvre, 12
Des lèvres sans couleur, des mâchoires sans dent, 12
Et des doigts convulsés d’une infernale fièvre, 12
Fouillant la poche vide ou le sein palpitant ; 12
Sous de sales plafonds un rang de pâles lustres 12
10 Et d’énormes quinquets projetant leurs lueurs 12
Sur des fronts ténébreux de poëtes illustres 12
Qui viennent gaspiller leurs sanglantes sueurs ; 12
Voilà le noir tableau qu’en un rêve nocturne 12
Je vis se dérouler sous mon œil clairvoyant. 12
15 Moi-même, dans un coin de l’antre taciturne, 12
Je me vis accoudé, froid, muet, enviant, 12
Enviant de ces gens la passion tenace, 12
De ces vieilles putains la funèbre gaîté, 12
Et tous gaillardement trafiquant à ma face, 12
20 L’un de son vieil honneur, l’autre de sa beauté ! 12
Et mon cœur s’effraya d’envier maint pauvre homme 12
Courant avec ferveur à l’abîme béant, 12
Et qui, soûl de son sang, préférerait en somme 12
La douleur à la mort et l’enfer au néant ! 12
logo du CRISCO logo de l'université