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Théodore de BANVILLE
NOUS TOUS
1883-1884
XCIV
L'Été de Paris
Nous dont il a pris les âmes, 7
Adorons encor, l'été, 7
Paris plein d'ombre et de flammes, 7
Jouvence et charmant Léthé ! 7
5 Ah ! dans cette heureuse ville, 7
Quand les gêneurs sont partis 7
Formant une longue file, 7
On trouve de bons partis. 7
Alors, dans les parcs superbes, 7
10 Un tas de fleurs ardemment 7
Jaillissent parmi les herbes, 7
Comme un éblouissement. 7
C'est comme une immense orgie 7
Où brillent sous le ciel pur 7
15 La pourpre de feu rougie, 7
L'or, l'écarlate et l'azur ; 7
Et notre Éden est moins triste 7
Que la grève d'Étretat, 7
Car Paris est le fleuriste 7
20 Qui sait le mieux notre état. 7
Avec ses beaux équipages 7
Et ses reines, dont les cieux 7
Admirent les fiers tapages, 7
Le Bois est délicieux. 7
25 Zéphyr ! c'est là que tu bouges, 7
Et qu'en tes abris nouveaux 7
On voit des rosettes rouges 7
Aux oreilles des chevaux. 7
Et le soir, quand se déploie 7
30 Le peuple doux et bavard 7
Sous le gaz fou, quelle joie 7
D'être sur le boulevard ! 7
Tandis que, sous des rubriques, 7
Les absents mangent, par ton, 7
35 Des tourne-dos chimériques 7
Et des truites de carton ; 7
Tandis qu'en la chaude steppe 7
Ils s'égarent, sans appui, 7
Dans quelque vulgaire Dieppe 7
40 Ou quelque sinistre Puy ; 7
Sans que jamais on nous triche, 7
Avec un bon compagnon 7
Nous dînons au café Riche, 7
Ou bien à l'air, chez Bignon ; 7
45 Puis, tandis que dans les gares 7
Ils suivent un flot confus, 7
Nous fumons de bons cigares 7
Sous les grands arbres touffus. 7
Tous ces gens qui sur l'asphalte 7
50 Passent, et dont l'œil sourit, 7
Ont le bonheur qui s'exalte 7
Sous le souffle de l'esprit. 7
Pratiques, exempts de poses, 7
Ayant maint tour dans leur sac, 7
55 Ils savent le prix des choses 7
Et la langue de Balzac. 7
Sur ce bitume où vous n'êtes 7
Plus, ô voyageurs marris, 7
De belles dames honnêtes 7
60 Passent avec leurs maris ; 7
Et sous nos yeux bénévoles, 7
Qui les suivent à loisir, 7
D'autres aussi, plus frivoles, 7
Que l'on voit avec plaisir. 7
65 Emma, dont la voix est douce 7
Comme un soupir de hautbois, 7
Avec sa cousine rousse 7
Marche, un éventail aux doigts. 7
Claire, que la haute gomme 7
70 Chante, suit son hospodar, 7
En robe écarlate comme 7
La vareuse de Nadar. 7
Rosette, qui n'est pas sage, 7
(On l'a célé vainement,) 7
75 Erre devant le passage 7
Où loge L'Événement. 7
Lucile, que chacun aime, 7
Et qui boude à tort Tony, 7
Prend avec lui tout de même 7
80 Des glaces chez Tortoni. 7
Et Jeanne, qui hait la prose, 7
Met, effet qui nous est cher ! — 7
Sur sa chair couleur de rose 7
Des roses couleur de chair. 7
85 Cependant, sur les falaises, 7
Nos fuyards murmurent : Miss ! 7
A l'oreille des Anglaises 7
Bien plus sveltes qu'Artémis, 7
Et souffletés par les vagues, 7
90 Ils promènent leurs vestons 7
Sur des Himalayas vagues. 7
Ne les suivons pas. Restons ! 7
Car, amis, sur leurs grimaces 7
Pour que vous vous réglassiez, 7
95 Il vous faudrait voir des masses 7
De torrents et de glaciers, 7
Et, moins gais que Cléopâtre 7
Se livrant à ses aspics, 7
Sous la conduite d'un pâtre 7
100 Escalader d'affreux pics ! 7
Ah ! parmi les machinistes 7
De l'avalanche et du vent, 7
Que les excursionnistes 7
Aillent toujours en avant ! 7
105 Que l'oracle d'Épidaure, 7
Transis, mouillés jusqu'aux os, 7
Les mène au chaste Mont-Dore 7
Boire de cruelles eaux ! 7
Qu'ils aillent aux bords farouches 7
110 Que mord l'Océan amer, 7
Pour ressembler à des mouches 7
Au bord de la vaste mer ! 7
Qu'ils s'égarent sous les brumes 7
Et dans les sombres halliers, 7
115 En laissant toutes leurs plumes 7
Aux griffes des hôteliers ! 7
Mais nous, âmes casanières, 7
Restons, gagnons nos paris, 7
Puisque nous trouvons Asnières 7
120 Encor trop loin de Paris ! 7
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