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Théodore de BANVILLE
NOUS TOUS
1883-1884
XLVI
Dans le monde
Amené, jeune et plein d'espoir, 8
A la fête que donne Adèle, 8
Luc, charmant dans son habit noir, 8
Se demande ce qu'on a d'elle. 8
5 Ébloui comme l'étourneau, 8
Il voit se presser sous les lustres 8
En fleurs, venus de Murano, 8
Un tas de bonshommes illustres. 8
Les femmes aux fronts querelleurs 8
10 Ressembleraient aux jeunes mères 8
D'un tas de Cupidons voleurs, 8
Avec leurs croupes de Chimères. 8
On s'amuse, ou l'on faitsemblant. 8
Tout, dans cette fête, respire 8
15 Le mystère doux et troublant. 8
On dirait que l'on y conspire. 8
Oh ! que d'invités ! Quelques-uns 8
Disent des paroles sans queue 8
Ni tête. Des flots de parfums 8
20 Montent dans l'atmosphère bleue. 8
Et partout, sous ce voile bleu 8
Qui ravirait les coloristes, 8
On voit des diamants de feu 8
Et des seins nus et des yeux tristes. 8
25 Une femme au sourcil courbé 8
Comme un arc, dont on s'émerveille, 8
Appelle un ministre : Bébé, 8
Et deux collégiens : Ma vieille. 8
A tout ce poëme diffus 8
30 Voulant comprendre quelque chose, 8
Luc s'adresse d'un air confus 8
A sa belle voisine Rose, 8
Qui met des cœurs dans ses prisons. 8
Timide, il s'est penché vers elle 8
35 Au point d'effleurer ses frisons. 8
Oh ! lui dit-il, mademoiselle, 8
Guidez mes esprits, éblouis 8
Par votre chevelure blonde. 8
Ici, je vois bien que je suis 8
40 Dans le monde. Mais dans quel monde ? 8
J'ai fait ce rêve étrange et doux : 8
Conduire à travers la Bohème 8
Un bel être pareil à vous. 8
Est-ce ici le monde où l'on aime ? 8
45 Sur ma lèvre, un vol de baisers 8
Qui voudraient fuir vers votre joue, 8
S'enivre de ses tons rosés. 8
Est-ce ici le monde où l'on joue ? 8
Mais si vous le voulez, je veux 8
50 Trouver la tristesse meilleure. 8
Je sens frissonner vos cheveux. 8
Est-ce ici le monde où l'on pleure ? 8
Ou, si vous le voulez aussi, 8
J'aime la joie et son délire. 8
55 Répondez, madame, est-ce ici 8
Le monde où l'on se tord de rire ? 8
Rose écoute ces mots ardents 8
Et regarde, presque touchée, 8
Le jeune ingénu, dont ses dents 8
60 Feraient à peine une bouchée. 8
Rose qui connaît tout, le suc 8
Des poisons, le goût de la lie 8
Et tout le reste, dit à Luc, 8
En levant ses yeux d'Ophélie, 8
65 Ses pâles yeux diamantés 8
Où frissonne un tragique rêve : 8
Jeune homme, allez-vous-en. Partez. 8
C'est ici le monde où l'on crève ! 8
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