Métrique en Ligne
BAN_3/BAN180
Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
LE FESTIN DES DIEUX
J'eus cette vision. Les siècles sans repos 12
Avaient passé dans l'ombre, ainsi que des troupeaux 12
Que le berger pensif ramène à leurs étables 12
À l'heure où, pour calmer nos maux inévitables, 12
5 Descend sur nous l'obscur silence de la nuit. 12
Dans le brillant palais du roi Zeus, reconstruit 12
Au sommet d'un Olympe idéal et céleste, 12
Je vis les dieux. Vainqueurs de cet exil funeste 12
Que leur avait jadis imposé le destin, 12
10 Ils étaient réunis dans l'immortel festin 12
Visible seulement pour le regard des sages, 12
Et l'orgueil du triomphe était sur leurs visages. 12
Tout ouvert sur le vaste azur mystérieux 12
Et laissant voir au loin les mondes et les cieux, 12
15 Le palais reconstruit dans sa forme première, 12
Était fait de splendeur intense et de lumière. 12
Innombrables, penchant sur lui leurs fronts charmants, 12
Fixant sur lui d'en haut leurs yeux de diamants, 12
Les constellations, les étoiles-déesses, 12
20 Les astres-dieux, laissant voler leurs blondes tresses 12
De flamme dans l'éther qui n'était plus désert, 12
Unissaient leurs voix d'or en un tendre concert, 12
Et, dansant et jouant dans les ondes sonores, 12
Couraient d'un pas agile en portant des amphores. 12
25 Dans le calme océan aérien, vibrant 12
Comme une lyre dont le doux rapsode errant 12
Éveille sous ses doigts les cordes amoureuses, 12
Se baignaient en riant les âmes bienheureuses. 12
Sur la table des dieux que paraient leurs couleurs, 12
30 Brillait une forêt rouge de grandes fleurs 12
Ouvrant avec orgueil pour les apothéoses 12
Leurs calices d'amour, écarlates et roses. 12
Sur les plats de rubis et d'or éblouissants, 12
De beaux fruits merveilleux, sanglants et rougissants, 12
35 Où rayonnait la pourpre avec sa frénésie, 12
Montraient leur duvet clair et leur chair D'ambroisie. 12
Le vin dormait, vermeil, dans les amphores d'or, 12
D'où, par milliers, courant en leur agile essor, 12
Des nymphes aux beaux bras, formant de riants groupes, 12
40 Avec des cris charmants le versaient dans les coupes. 12
Et les heures au haut du ciel oriental, 12
Tressant diligemment leurs notes de cristal, 12
Montaient et descendaient la gamme ardente encore 12
De l'escalier sonore où s'éveille l'aurore. 12
45 Rattachant à la chaîne auguste chaque anneau 12
Vivant du souvenir, Théa, Mousa, Hymno 12
Chantaient. Elles disaient les généalogies 12
Des dieux, les saintes lois domptant les énergies 12
Premières, et comment Typhôeus tout en feu 12
50 Fut vaincu par le roi rayonnant du ciel bleu 12
Qui le précipita dans le large Tartare. 12
Elles disaient comment du noir chaos barbare 12
Put naître l'harmonie éternelle, et comment 12
Au firmament les clairs astres de diamant, 12
55 Entraînés par la joie amoureuse et physique 12
Du nombre, sont la lyre immense et la musique 12
Sans fin ! Les immortels les écoutaient, ravis, 12
En savourant le vin vermeil, et je les vis ! 12
Je vis Zeus que le mal en sa haine déteste, 12
60 Zeus ayant sur le front la lumière céleste ! 12
Je vis les rois-soleils, les gloires de l'azur : 12
Héraklès radieux, vainqueur du monstre impur, 12
Le beau Dionysos, dont le regard essuie 12
Les cieux et fait tomber la bienfaisante pluie 12
65 Qui s'élance, flot d'or, dans les pores ouverts 12
De notre terre, et fait gonfler les bourgeons verts ; 12
Hypérion, qui fait planer sur nos désastres 12
Le mouvement toujours mélodieux des astres, 12
Et celui que Dèlos révère, Apollon-roi, 12
70 Le clair témoin, l'archer qui lance au loin l'effroi, 12
Et qui donne à la terre, où son regard flamboie, 12
Les chansons et l'orgueil des blés d'or et la joie. 12
Puis je vis Hermès, qui, sur le mont déjà noir, 12
Vole avec art les gais troupeaux roses du soir ; 12
75 Puis Hèphaistos, qui sait, ingénieux artiste, 12
Sertir la chrysolithe en flamme et l'améthyste ; 12
Puis Arès effrayant, pour la justice armé, 12
Qui sans repos s'élance au combat enflammé, 12
Arès au cœur d'airain qui combat pour la règle, 12
80 Et dont le casque noir a les ailes d'un aigle. 12
Eux et mille autres dieux armés, beaux, rayonnants, 12
Fils des titans, guerriers au haut des cieux tonnants, 12
Je les vis, et près d'eux, sereines dans leurs belles 12
Demeures, je vis les déesses immortelles ! 12
85 Je vis Hèrè ; je vis portant sur son manteau 12
Les plaines, Dèmèter ; puis Korè, puis Lèto, 12
Puis Athènè dont l'œil bleu, brillant de courage, 12
Ressemble à la clarté du ciel après l'orage ; 12
La belle Dioné, Thétis, puis Artémis, 12
90 La reine au fuseau d'or, plus blanche que les lys 12
Et que l'Œta couvert de neige et que les cygnes, 12
Qui parcourt sur son char Claros féconde en vignes 12
Et la fertile Imbros ; puis encor des milliers 12
D'autres déesses, qui sur les bleus escaliers 12
95 Triomphaient. Leurs beaux fronts parfois touchaient Aux frises 12
Du grand palais d'azur, et je les vis, assises 12
Dans leur gloire sur leurs trônes d'or, ou debout, 12
Reines de clarté, dans la clarté. Mais surtout 12
Je la vis, celle dont la mer avec ses îles 12
100 Riantes réfléchit les doux regards mobiles, 12
Celle dont la prunelle est noire, et dont le corps 12
Harmonieux, rhythmé comme les purs accords 12
Des sphères, de clartés tremblantes s'illumine, 12
L'auguste Aphroditè, reine de Salamine ! 12
105 Grande et svelte, et naïve en son charme enfantin, 12
Et portant sur son front la splendeur du matin, 12
Ses lourds cheveux riants, dont la nuit s'épouvante, 12
Étaient comme la mer de feux éblouissante. 12
Son corps, nu, vigoureux, comme un grand lys éclos, 12
110 S'élançait adorable et poli sous les flots 12
De cette toison folle, et, triomphant sans vaines 12
Entraves, ses beaux seins aigus montraient leurs Veines 12
D'un pâle azur et leurs boutons de rose ardents. 12
Ses cils courbés faisaient une ombre d'or. Ses dents 12
115 Ressemblaient à la neige où le soleil se pose, 12
Et ses lèvres de rose étaient comme une rose. 12
Ces lèvres, je les vis tout à coup s'entr'ouvrir 12
Comme une fleur au cœur brûlant qui va fleurir ; 12
Penchant son cou rosé, la reine de Cythère 12
120 Délicieusement regarda vers la terre. 12
Ses yeux humides, noirs, mystérieux, où luit 12
Notre désir, étaient plus profonds que la nuit, 12
Et, secouant ses lourds cheveux épars aux fines 12
Lueurs d'or, elle dit ces paroles divines : 12
125 « homme ! Ce n'était pas assez d'être pareils 12
À toi ! Nous les grands dieux qui tenons les soleils 12
Dans nos mains, et, rois faits de lumière et de flamme, 12
D'avoir tes yeux, ton front, ton visage et ton âme ! 12
Ce n'était pas assez d'être pareils à toi 12
130 Par le rhythme ailé, par le chant qui t'a fait roi, 12
Par l'orgueil de la pourpre en feu, par le délire 12
Du glaive, par la joie immense de la lyre, 12
Par les fureurs d'Éros, jaloux de nos autels, 12
Qui triompha d'unir à des hommes mortels 12
135 Les déesses des cieux à leur sang infidèles, 12
Et de même d'unir à des femmes mortelles 12
Les dieux, de qui naissaient alors, jouet du sort, 12
Des enfants beaux et fiers, mais sujets à la mort. 12
Non ! Tu voulus aussi nous voir mourir nous-mêmes ! 12
140 Car tu gémis sur tes destins, et tu blasphèmes 12
Amèrement tes dieux, s'ils n'ont suivi tes pas 12
Dans la nuit, et subi comme toi le trépas. 12
Donc, chassés par ta haine, et pour que tu nous pleures 12
Dans ton cœur, nous avons fui nos belles demeures 12
145 Pour l'exil ; nous avons, loin de nos clairs palais, 12
Subi l'affreuse mort, puisque tu le voulais ! 12
Et, nous ta vertu, nous ton délice et ta gloire, 12
Emportés loin des cieux jaloux par l'aile noire 12
De l'orage, fuyant dans la brume des soirs, 12
150 Fantômes éperdus qu'en leurs longs désespoirs 12
Suivaient sinistrement l'insulte et les huées, 12
Nous flottions, errants, dans le frisson des nuées 12
Et des fleuves, dans les forêts et sur les monts 12
Sourcilleux ; les méchants nous appelaient démons, 12
155 Et, frappés comme nous de ta haine si lourde, 12
Le ciel était aveugle et la terre était sourde. 12
Mais, sois béni ! Voici qu'en des âges plus doux 12
Les poëtes nouveaux ont eu pitié de nous ! 12
Tout est ressuscité dans l'aurore vermeille, 12
160 Et la sainte louange avec nous se réveille. 12
Vois, le ciel est vivant, les astres sont vivants ; 12
Une ode ivre de joie éclate aux quatre vents. 12
Partout, dans le flot clair et sur l'âpre colline, 12
Brille, nue en sa fleur, la beauté féminine ; 12
165 Les fleuves, tout emplis de rires ingénus, 12
Se soulèvent, charmés, sous les jeunes seins nus 12
Qu'on voit fuir et glisser vers les grottes obscures ; 12
Chevelures d'azur et vertes chevelures, 12
Les ondes, les rameaux frémissent de plaisir. 12
170 Tu ris à l'univers que tu vas ressaisir ! 12
Oui, c'est pour toi que les étoiles resplendissent ; 12
Devant tes yeux charmés des chœurs dansants bondissent ; 12
Tu revois dans l'eau vive et dans l'air agité 12
Mille reflets divers de ta divinité, 12
175 Et tu n'es plus seul ! Dans nos palais grandioses 12
L'échelle des héros et des apothéoses 12
Qui joint la terre au ciel pour tes yeux éclairci, 12
Se relève, sublime escalier d'or. Ainsi 12
Les dieux et l'homme et la nature au flanc sonore 12
180 Sont comme une famille immense qui s'adore ; 12
Et dans ce grand festin de la terre et des cieux 12
Tandis que nous buvons le vin délicieux 12
Et la force de vie intense qu'il recèle 12
A la félicité de l'âme universelle, 12
185 Enivrés comme toi de sons et de rayons 12
Dans l'immuable azur, homme, nous te voyons, 12
Revêtu de nouveau de ta force première, 12
Puissant génie ailé, monter vers la lumière ! » 12
C'est ainsi que parla vers l'avenir naissant 12
190 La grande Aphroditè, caressante et laissant 12
Courir sur son dos sa chevelure embaumée, 12
Et les sphères, suivant leur route accoutumée, 12
Regardaient ses yeux noirs, carquois inépuisés, 12
Avec des tremblements et des bruits de baisers. 12
195 Goûtant les mets divins après de si longs jeûnes, 12
Les grands dieux se penchaient vers moi, bienveillants, jeunes 12
Régénérés, heureux d'avoir, grâce à l'effort 12
Des poëtes, vaincu les horreurs de la mort, 12
Et le joyeux titan amour, levant sa coupe 12
200 Que rougit le nectar, vers les charités, groupe 12
Adorable, naguère encor du ciel banni, 12
Disait : « que l'homme soit béni ! Que l'infini 12
Peuplé d'astres-amants pour lui n'ait plus de voiles ! » 12
Et j'entendis le chant merveilleux des étoiles. 12
logo du CRISCO logo de l'université