Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
LA BELLE AUDE
En arrivant dans sa ville aux cent tours, 10
Charles s'écrie : « ah ! Cœurs pleins d'artifice ! 10
Ah ! Mécréants ! Pourvoyeurs de vautours ! 10
Il faut enfin qu'on vous anéantisse. 10
5 Que tous les pairs de ma cour de justice 10
Viennent, dit-il, me trouver sans délais : 10
Je veux qu'on parte et qu'on les avertisse. » 10
Mais en passant le seuil de son palais, 10
Sous un habit d'argent où l'émeraude 10
10 Jette ses feux près du rubis sanglant, 10
Il voit venir près de lui la belle Aude 10
Aux fins cheveux d'or pâle et ruisselant. 10
« Sire, dit-elle au roi pâle et tremblant 10
Que le désir de la vengeance affame, 10
15 Où donc est-il votre neveu Roland, 10
Qui m'a juré de me prendre pour femme ? » 10
À ce discours le puissant empereur, 10
Le vieux lion couronné, le grand chêne, 10
Baisse la tête et frémit de terreur. 10
20 De larges pleurs brûlants, des pleurs de haine, 10
Tombent à flots dans sa barbe hautaine : 10
« Hélas ! Dit-il, ce faiseur de travaux, 10
Cet artisan d'exploits, mon capitaine, 10
Le bon Roland, est mort à Roncevaux. 10
25 Mais, ô ma sœur ! Amie au col du cygne, 10
Je te promets un époux, fils d'aïeux 10
Fiers de lignage et de valeur insigne 10
Pour te servir à la face des cieux. 10
Il séchera les larmes de tes yeux 10
30 Qui pleureraient toujours de chers fantômes. 10
C'est mon Louis, je ne puis dire mieux : 10
Il est mon fils, il aura mes royaumes. » 10
Aude sourit. Vite, un rayon charmant 10
Fleurit sa lèvre austère que l'on vante : 10
35 « Je le vois bien, dit-elle doucement 10
À l'empereur tout glacé d'épouvante, 10
Vous vouliez donc railler votre servante ! 10
Vous m'avez dit ces choses-là par jeu ! 10
Que, Roland mort, Aude reste vivante ! 10
40 Cela ne plaise à notre seigneur Dieu ! » 10
Elle pâlit. Comme dans la campagne 10
Se brise un lys, la jeune fille ainsi 10
Se laisse choir aux pieds de Charlemagne, 10
Le cœur brisé par un si grand souci. 10
45 Sa lèvre est blême et son cœur est transi, 10
La voilà morte et froide et son front penche 10
Morte à toujours ! Dieu lui fasse merci 10
Et dans les cieux prenne son âme blanche ! 10
L'empereur tremble et tressaille ; d'abord 10
50 Il ne la croit que pâmée ; il la frôle ; 10
Il la soulève en tremblant, lui si fort ! 10
La tête, hélas ! Retombe sur l'épaule. 10
Va, c'en est fait, ô perle de la Gaule ! 10
Ses longs cheveux, tandis qu'elle s'endort, 10
55 Tombent pareils à des branches de saule : 10
C'est bien le doigt farouche de la mort. 10
Charles, pensif, navré dans ses tristesses, 10
Ayant connu cette vaillante amour, 10
Au même instant mande quatre comtesses 10
60 Qu'il fit venir en grand deuil à sa cour 10
Pour veiller Aude aux bras blancs nuit et jour. 10
Et puis elle eut sa place aux pieds des anges, 10
Dans un moutier de nonnains, doux séjour 10
Où de Marie on chante les louanges. 10
65 Sa blanche tombe est sous un noir buisson 10
Où l'aubépine étend ses longues branches. 10
Le rossignol en suave chanson 10
Y vient la nuit jeter ses notes franches ; 10
La violette et les sombres pervenches 10
70 Semblent gémir sur un trépas si beau, 10
Et l'on verra des roses toutes blanches 10
Pendant mille ans fleurir sur son tombeau. 10
Car elle est morte, aimable entre les vierges ! 10
Et Ganelon attend son jugement, 10
75 Vil, enchaîné, meurtri, fouetté de verges. 10
Mais Aude morte égale son amant. 10
Dans le sépulcre elle dort fièrement, 10
Et Charles pleure encor cette pucelle 10
Qui fut sans tache ainsi qu'un diamant, 10
80 Et brave cœur et gente demoiselle. 10
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