Métrique en Ligne
BAN_3/BAN160
Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
LA FLEUR DE SANG
Enfant encore, à l'âge où sur nos fronts éclate 12
La beauté radieuse, un jour dans la forêt 12
Je vis un dieu vêtu d'une robe écarlate. 12
Secouant ses cheveux que le soleil dorait, 12
5 Il me cria : « veux-tu m'adorer, vil esclave ? » 12
Et je sentis déjà que mon cœur l'adorait. 12
Ses flèches, que tourmente une main forte et brave, 12
S'agitaient sous ses doigts ; le lourd carquois d'airain 12
Tremblait de son courroux et rendait un son grave. 12
10 Implacable, attachant sur moi son œil serein, 12
Il me cria : « veux-tu baiser, de cette bouche 12
Tout en fleur, ma chaussure et mon pied souverain ? 12
Je suis le dieu sanglant, je suis le dieu farouche, 12
L'âpre ennemi, le fier chasseur ailé, vainqueur 12
15 Des monstres, le cruel archer que rien ne touche ; 12
Je suis l'amour ; veux-tu me servir, faible cœur ? 12
Je te ferai sentir la griffe des chimères 12
Et je te verserai ma funeste liqueur. 12
Je prendrai les meilleurs des instants éphémères 12
20 Que doit durer ici ton corps matériel, 12
Et tu fuiras en vain les angoisses amères. 12
J'éteindrai tes beaux yeux qui reflètent le ciel, 12
Je flétrirai ta joue, et dans mes noirs calices 12
Tu trouveras un vin plus amer que du fiel. 12
25 Savoure sans repos mes atroces délices ! 12
Car tu n'espères pas, tant que durent tes jours, 12
Épuiser ma colère, et lasser mes supplices. 12
Mes serpents font leurs nœuds dans l'abîme où tu cours, 12
Et pour manger ton foie au pied d'un roc infâme, 12
30 Ne vois-tu pas venir des milliers de vautours ? 12
Quand la lâcheté vile aura souillé ton âme, 12
Ton martyre hideux ne sera pas fini ; 12
Tu te consumeras sans éclair et sans flamme. 12
Toi que j'aurai cent fois quitté, cent fois banni, 12
35 Mordu par l'aiguillon de ta vieille habitude, 12
Tu me suivras encor, par ma froideur puni ! 12
Tu vivras dans la haine et dans l'inquiétude 12
Jusqu'au jour où, brisé, tu connaîtras l'horreur 12
De la vieillesse affreuse et de la solitude. » 12
40 Ainsi le jeune dieu parlait, et sa fureur 12
Était comme les flots amers qu'un gouffre emporte, 12
Et moi je pâlissais de rage et de terreur. 12
Je tressaillais, sentant mon âme à demi morte, 12
Comme sous le couteau du boucher la brebis, 12
45 Quand le chasseur amour me parla de la sorte. 12
Et pourtant j'admirais sa beauté, ses habits 12
De pourpre, que le vent harmonieux soulève, 12
Et surtout, ô mon cœur, ses lèvres de rubis, 12
Larges roses de feu, comme on en voit en rêve, 12
50 Et dont le fier carmin, d'un sourire enchanté, 12
Ressemble à du sang frais sur le tranchant d'un glaive. 12
J'égarais mes regards sur son col indompté, 12
Neige pure, et tandis qu'il m'insultait encore, 12
Fou de honte, éperdu sous l'âcre volupté, 12
55 J'ai crié : « dieu farouche et sanglant, je t'adore. » 12
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