Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
UNE FEMME DE RUBENS
Nymphe blanche et robuste, 6
Dont les bras et le buste 6
Défieraient les titans 6
Et les autans ; 4
5 Délice de la lyre, 6
Qui dus naître et sourire, 6
Colosse harmonieux, 6
Au temps des dieux, 4
Ne crains plus, forme altière, 6
10 De mourir tout entière, 6
Puisque tu m'enivras. 6
Non, tu vivras ! 4
Tu vivras par ces rimes, 6
Comme la neige aux cimes 6
15 Où volent des milans 6
Dure mille ans. 4
Oh ! Reste ainsi ! Déploie 6
Les trésors de ta joie 6
Pour guérir mon souci. 6
20 Oh ! Reste ainsi ! 4
Dans le calme athlétique 6
De ta pose héroïque 6
Marche pour m'enchanter : 6
Je veux chanter. 4
25 Ô folâtre Céphise, 6
Que le dieu de Venise 6
Eût livrée au courroux 6
Du soleil roux ; 4
Fille aux yeux pleins d'étoiles, 6
30 Qui naquis pour les toiles 6
De l'enchanteur d'Anvers, 6
Ou pour mes vers, 4
Ta tête de faunesse 6
Est folle de jeunesse 6
35 Et de rires ardents 6
Aux blanches dents. 4
Un sang pur et farouche, 6
Enfant, donne à ta bouche 6
Cet éclat de la chair 6
40 Qui m'est si cher, 4
Et comme un coquillage 6
Le rose cartilage 6
De ton nez retroussé 6
Est nuancé. 4
45 Ton folâtre visage, 6
Gai comme un bon présage, 6
Fait songer à des fleurs 6
Par ses couleurs ; 4
Et ta petite oreille, 6
50 Qui n'a pas sa pareille, 6
Semble un joyau fini 6
Par Cellini. 4
Tes yeux, tes yeux étranges 6
Recèlent sous les franges 6
55 Soyeuses de tes cils 6
Des feux subtils. 4
Dans tes vagues prunelles 6
Courent des étincelles 6
D'or fauve, comme au fond 6
60 D'un ciel profond ; 4
Et tes cheveux, où l'ombre 6
Court transparente et sombre, 6
S'embellissent encor 6
De reflets d'or. 4
65 Ils couvrent ta poitrine 6
Et ta gorge ivoirine 6
D'un large flot mouvant ; 6
Et, bien souvent, 4
Tant s'épaissit, profonde, 6
70 Leur masse, qui s'inonde 6
De suaves parfums, 6
On les voit bruns. 4
Pourtant des flammes vives 6
S'égarent fugitives, 6
75 Dans leurs anneaux épars 6
De toutes parts, 4
Et quand tu la dénoues, 6
Ruisselant sur tes joues 6
Et baignant dans ses jeux 6
80 Ton sein neigeux, 4
Cette ample chevelure, 6
Qui te sert de parure, 6
Illumine ton flanc 6
D'or et de sang. 4
85 Tes blanches mains royales, 6
Aux lignes idéales, 6
Jettent comme un éclair 6
De rose clair, 4
Et les bras et le torse, 6
90 Éblouissants de force, 6
Ont tout l'emportement 6
De l'art flamand. 4
Ton cou, blanc comme un cygne, 6
Montre une douce ligne 6
95 D'un suave dessin ; 6
Et ton beau sein, 4
Ton sein lourd, où se pose 6
Un divin rayon rose, 6
Est fait d'un marbre dur 6
100 Veiné d'azur. 4
Ô jeune chasseresse 6
Dont la folle paresse 6
Doit tressaillir encor 6
Au bruit du cor, 4
105 Toi que la nuit dévore, 6
Et que baisait l'aurore 6
Au temps où tu courais 6
Dans les forêts, 4
Laisse que je contemple 6
110 Cet adorable temple 6
Que le cruel amour 6
Veut pour séjour ; 4
Oh ! Laisse que j'admire 6
Ces haleines de myrrhe, 6
115 Ces ivoires, ces ors, 6
Tous ces trésors ! 4
J'aime tes jambes fières, 6
Ton dos où des lumières 6
Baignent les arcs sereins 6
120 De tes beaux reins ; 4
Et ce pied de Diane 6
Agile et diaphane 6
Dont les doigts écartés 6
Ont des clartés ; 4
125 Et ces ongles solides, 6
Polis et translucides, 6
Brillants sur les orteils 6
De tons vermeils ! 4
Ô Néréide ! ô muse 6
130 Digne de Syracuse ! 6
Quand j'écoute ta voix, 6
Quand je te vois 4
Courir, lascive et rose, 6
Dans le bois grandiose 6
135 Où si vite a bondi 6
Ton pied hardi ; 4
Ou, quand sous les ombrages, 6
Paresseuse, tu nages, 6
Sans déranger les flots, 6
140 Près des îlots, 4
Mon rêve idéalise 6
Ta fraîche mignardise 6
En cent déguisements 6
Toujours charmants ! 4
145 La nature discrète 6
Et merveilleuse prête 6
À mes illusions 6
Ses visions. 4
Les bocages des rives 6
150 Où des ailes furtives 6
Voltigent par milliers, 6
Les peupliers 4
Et la noire broussaille, 6
Tout s'anime et tressaille 6
155 D'un invincible émoi ; 6
Et devant moi 4
Un essaim d'amazones 6
Aux brillantes couronnes 6
Passent dans le gazon 6
160 En floraison. 4
C'est Diane ingénue 6
Livrant sa gorge nue 6
Aux caresses des airs, 6
Dans les déserts ; 4
165 C'est la grave Cybèle, 6
Comme un troupeau qui bêle, 6
Conduisant sans courroux 6
Ses lions roux ; 4
C'est l'ange Cythérée 6
170 Dans la mer azurée 6
Appuyant ses pieds fins 6
Sur les dauphins ; 4
C'est Ariane heureuse 6
Dans sa coupe amoureuse 6
175 Tordant, par un beau soir, 6
Le raisin noir ; 4
C'est l'arrogante Omphale, 6
En robe triomphale, 6
Énervant un héros 6
180 Sur ses carreaux ; 4
C'est Léda qui s'indigne 6
Sous le baiser du cygne 6
Et le cherche à son tour 6
Folle d'amour ; 4
185 C'est Hélène, embrasée 6
De désirs, que Thésée 6
Emporte dans ses mains 6
Par les chemins ; 4
C'est la jeune Amphitrite 6
190 Et sa cour favorite 6
Guidant aux flots ouverts 6
Les coursiers verts ; 4
C'est la brune Antiope 6
Dont le cheval galope 6
195 Au bruit des javelots 6
Et des sanglots. 4
Les voilà, ce sont elles ! 6
Ce sont les immortelles 6
Qui vivront à jamais 6
200 Sur les sommets ! 4
Non, ces grandes guerrières 6
Qui vont dans les clairières 6
En me glaçant d'effroi, 6
C'est toujours toi. 4
205 C'est en toi que je trouve 6
Leurs blanches dents de louve, 6
Leurs crinières que fuit 6
La sombre nuit, 4
Leurs muscles, où respire 6
210 Avec tout son empire 6
L'immortelle vigueur 6
Qui vient du cœur ; 4
Et cet éclat de l'ange, 6
Qu'un glorieux mélange 6
215 De neige et de carmin 6
Rend surhumain ! 4
Mais, ô sage Aphrodite, 6
Qu'une race maudite 6
Et vouée au trépas 6
220 Ne connaît pas ! 4
À ces superbes formes 6
Il faut les plis énormes 6
Des manteaux éperdus 6
Au vent tordus ; 4
225 Il leur faut l'écarlate 6
Qui les baise et les flatte, 6
Le voile aérien 6
Du Tyrien, 4
La pourpre qui s'envole 6
230 Au zéphire frivole 6
Et qui semble frémir 6
Ou s'endormir, 4
Et ces étoffes rares, 6
Aux ornements barbares, 6
235 Que parent les métaux 6
Orientaux. 4
Mais non, la pourpre même 6
Nuit dans un tel poëme 6
En mêlant ses ardeurs 6
240 À tes splendeurs ; 4
Ô nymphe de la Thrace ! 6
Il faut que l'œil embrasse 6
Avec sérénité 6
Leur nudité 4
245 Arrachée au plus rare 6
Filon du blanc Carrare 6
Par un nouveau Scyllis, 6
Père des lys, 4
Ta puissante nature 6
250 Se trouve à la torture 6
Dans les noirs casaquins 6
Aux plis mesquins, 4
Et, faite pour Corinthe, 6
Elle est lourde et contrainte 6
255 Sous le flot des pompons 6
Et des jupons. 4
Car, pour une déesse 6
Tordant sa longue tresse, 6
Nous voulons des habits 6
260 Faits de rubis. 4
En vain Gavarni l'aide, 6
Vénus Victrix est laide 6
Avec le falbala 6
De Paméla, 4
265 Et, pour orner sa gloire, 6
Choisit la perle noire 6
Arrachée à la mer 6
Du gouffre amer. 4
Donc, rayonne et sois belle, 6
270 Mystérieux modèle, 6
Mais pour l'œil contempteur 6
Du grand sculpteur. 4
Sois belle, ô nymphe blonde, 6
Sans que jamais le monde, 6
275 Ce vain historien, 6
En sache rien ! 4
Mais dans mon ode pleine 6
De chansons, comme Hélène 6
Tu te réveilleras ; 6
280 Tu brilleras 4
Pour la race future, 6
En ta haute stature, 6
Sous le baiser riant 6
De l'Orient ; 4
285 Comme une fleur d'Asie, 6
Épandant l'ambroisie 6
D'un buisson de rosiers 6
Extasiés ; 4
Magnifique, vêtue, 6
290 Ainsi qu'une statue, 6
De la seule fraîcheur 6
De ta blancheur, 4
Et montrant emmêlée, 6
Au vent échevelée, 6
295 Ta sauvage toison 6
Riche à foison. 4
Alors, quand nos idoles 6
Mourantes et frivoles, 6
Aux yeux irrésolus, 6
300 Ne seront plus 4
Que des chimères vaines, 6
Toi, le sang de tes veines 6
Montera vif, et prompt, 6
Jusqu'à ton front. 4
305 On verra luire encore 6
Ton sein qui se décore 6
De ses lys éclatants ; 6
Et dans ce temps 4
Où ceux dont l'âme fière 6
310 Tient la vile matière 6
En souverain mépris 6
Seront épris 4
De tes formes parfaites, 6
On verra les poëtes, 6
315 Tourmentés par le mal 6
De l'idéal, 4
Attester par leurs larmes 6
Le pouvoir de tes charmes 6
Et l'immortalité 6
320 De ta beauté. 4
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