Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Odes funambulesques
1857
OCCIDENTALES
OCCIDENTALE DIXIÈME
MARCHANDS DE CRAYONS
Rose pleurait : un bon jeune homme 8
Voulut la consoler un brin. 8
— « ah ! De quelque nom qu'on vous nomme, 8
Dit-elle, vous allez voir comme 8
5 J'ai raison d'avoir du chagrin ! 8
« pour Meaux, ayant plié ma tente, 8
En avril dernier je partis. 8
J'allais hériter de ma tante, 8
Dont la dépouille aujourd'hui tente 8
10 Une foule de bons partis. 8
« mais ce n'est pas dans la province 8
Que resplendit mon firmament : 8
C'est ici que loge mon prince, 8
L'homme pour qui mon cœur se pince, 8
15 Mon Arthur, mon tout, mon amant ! 8
« loin de lui mon âme est funèbre ; 8
À sa voix qui me fait rêver 8
J'étais docile comme un zèbre ! 8
C'est un individu célèbre : 8
20 Où pourrai-je le retrouver ? 8
« car en vain mon regard se dresse ! 8
Comme Arthur ne m'a pas écrit, 8
J'ignore en tout point son adresse. 8
Comment donc faire avec adresse 8
25 Ce que mon désir me prescrit ? 8
« Ô tristesse ! Jusqu'à la lie 8
Je te savoure et je te bois. 8
Sa rue, hélas ! Est démolie : 8
Je vois avec mélancolie 8
30 Que l'on y pose un mur de bois ! » 8
« —ne pleurez pas, mademoiselle, 8
Dit le bon jeune homme éperdu 8
À Rose, en se penchant vers elle ; 8
Vous allez voir avec quel zèle 8
35 Nous chercherons l'Arthur perdu ! 8
« puisqu'il s'agit d'un homme illustre, 8
Venez au bal de l'opéra. 8
Vous le trouverez sous le lustre 8
Appuyé sur quelque balustre ! 8
40 Pour l'entrée, on vous la paiera. » 8
Les voici tous deux à la fête, 8
Dans cet endroit, prestigieux 8
Depuis les tapis jusqu'au faîte, 8
Où la réunion est faite 8
45 De ce que Paris a de mieux. 8
Tout est couleur, lumière, flamme, 8
Et l'on s'étouffe à trépasser. 8
Le bon jeune homme dit : — « madame, 8
Cherchez bien l'ami de votre âme 8
50 Parmi les gens qui vont passer ! 8
« a-t-il quelque prééminence 8
Sur l'élite de ces lions 8
Du report et de la finance, 8
Chez qui la moindre lieutenance 8
55 Vaut au moins quinze millions ? 8
« voici le maître de Marseille, 8
Lireux, Solar grave et pensif, 8
Millaud, à qui Phébus conseille 8
La bienfaisance, et qui s'éveille 8
60 Dans une maison d'or massif ! 8
« puis voici la cohorte insigne 8
Des artistes, cerveaux en fleur ; 8
Hamon, gracieux comme un cygne, 8
Galimard qui cherche la ligne, 8
65 Préault, qui trouve la couleur ! 8
« puis Masson, fort de ses magies, 8
Et Couture, épris des hasards : 8
Tous deux à travers les orgies 8
Ont vu passer, de sang rougies, 8
70 Les ombres pâles des Césars. 8
« voici Millet, voici Christophe, 8
Et tous les fils de Phidias, 8
Et Chenavard, ce philosophe, 8
Aveuglé par un bout d'étoffe 8
75 Que chiffonne en causant Diaz. 8
« voici des acteurs, Hyacinthe, 8
Fréderick, Fechter ; admirons 8
Grassot, qu'on abreuve d'absinthe, 8
Et Gueymard, qui dans cette enceinte 8
80 Assourdit la voix des clairons ! 8
« puis voici les porteurs de lyre, 8
Les meilleurs Homères du jour, 8
Ceux que vers son calvaire attire 8
Encore le double martyre 8
85 Fait de poésie et d'amour ! 8
« voici Musset, dieu de la ville, 8
Et Dupont maître de son pré, 8
Et Sainte-Beuve et Théophile, 8
Chanteur pour qui la muse file 8
90 Des jours tissus d'un fil pourpré 8
« voici Bouilhet, que tu conseilles, 8
Naïade antique au front de lys, 8
Philoxène, amant de merveilles, 8
Qui, tout enfant, vit les abeilles 8
95 Baiser les lèvres de Myrtis. 8
« puis, dans ce torrent qui s'épanche, 8
Voici les frères De Goncourt ; 8
Mirecourt acharné sur Planche, 8
Et Monselet à la main blanche 8
100 Vers qui la renommée accourt. 8
« orgueil des nouvelles déesses, 8
Voici les trois frères Lévy, 8
Tous si ruisselants de richesses 8
Que les banquiers et les duchesses 8
105 Les accostent d'un air ravi. 8
« connais-tu l'homme plein d'audace 8
Devant ces hardis triumvirs, 8
Qui les regarde face à face, 8
Et dont la jeune presse efface 8
110 L'ancien blason des Elzévirs ? 8
« c'est un fils d'Apollon et d'Ève, 8
Le typographe Malassis, 8
Que tout bas invoque sans trêve 8
Le poëte inédit qui rêve, 8
115 Triste, et sur une malle assis. 8
« voici Vitu, chez qui s'allie 8
À l'esprit, l'or d'un podesta ; 8
Fauchery, venu d'Australie 8
Avec cette douce folie 8
120 Que de Bohême il emporta ; 8
« puis Lherminier des Amériques ! 8
Murger, aux pompons éclatants, 8
Vide tous ses écrins féeriques. 8
Gozlan jure que les lyriques 8
125 Dureront au plus cinquante ans ! 8
« Ô sœur de l'aube orientale, 8
Regardez bien tous ces héros ! 8
Car ils sont le luxe qu'étale 8
Notre immortelle capitale : 8
130 Après eux tout n'est que zéros. » 8
Il dit. La malheureuse fille, 8
Ignorante de son destin 8
Et rapide comme une anguille, 8
Vers le flot confus qui fourmille 8
135 Leva ses deux pieds de satin. 8
Sa vue à travers une houle 8
Plongea dans les rangs espacés 8
Des gens fameux ; puis dans la foule 8
Elle tomba, lys que l'on foule ! … — 8
140 Ces timbaliers étaient passés. 8
« —mais, hasarda tout bas son guide 8
Alors qu'elle reprit ses sens, 8
Quel peut donc être, enfant candide, 8
L'homme célèbre, mais perfide, 8
145 Qui n'est pas parmi ces passants ? 8
« il n'est pas peintre ? C'est étrange. 8
Alors, quel succès est le sien ? 8
Il n'est donc pas, non plus, mon ange, 8
Poëte, ou bien agent de change ? 8
150 Ni boursier ? Ni musicien ? » 8
« —si, répondit-elle, il se pique 8
D'être un merveilleux baryton, 8
Et, malgré son joli physique, 8
Il fait souvent de la musique 8
155 Avec son cornet à piston ! 8
« son bonnet brille comme un phare 8
Sur son costume officiel, 8
Lorsque, aux éclats de sa fanfare, 8
Le moineau franc tremble et s'effare 8
160 Et s'enfuit vers l'azur du ciel ! 8
« il aimait à faire tapage 8
Par les beaux jours pleins de rayons, 8
Assis en vêtement de page 8
Sur le sommet d'un équipage, 8
165 Derrière un marchand de crayons ! 8
« que de fois j'ai voulu les suivre, 8
Mêlant mon cœur à l'instrument 8
Qui répand les notes de cuivre, 8
Comme la gargouille et la guivre 8
170 Se mêlent au noir monument ! 8
« car leurs coussins étaient deux trônes, 8
Quand mon Arthur sonnait du cor 8
Près de Mangin en galons jaunes, 8
Qui sent des plumets de deux aunes 8
175 Frissonner sur son casque d'or ! » 8
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