Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Odes funambulesques
1857
LA VOYAGEUSE
Masques et visages…
GAVARNI.
à Caroline Letessier
I
Au temps des pastels de Latour, 8
Quand l'enfant-dieu régnait au monde 8
Par la grâce de Pompadour, 8
Au temps des beautés sans seconde ; 8
5 Au temps féerique où, sans mouchoir, 8
Sur les lys que Lancret dessine 8
Le collier de taffetas noir 8
Lutte avec la mouche assassine ; 8
Au temps où la nymphe du vin 8
10 Sourit sous la peau de panthère, 8
Au temps où Wateau le divin 8
Frète sa barque pour Cythère ; 8
En ce temps fait pour les jupons, 8
Les plumes, les rubans, les ganses, 8
15 Les falbalas et les pompons ; 8
En ce beau temps des élégances, 8
Enfant blanche comme le lait, 8
Beauté mignarde, fleur exquise, 8
Vous avez tout ce qu'il fallait 8
20 Pour être danseuse ou marquise. 8
Ces bras purs et ce petit corps, 8
Noyés dans un frou-frou d'étoffes, 8
Eussent damné par leurs accords 8
Les abbés et les philosophes. 8
25 Vous eussiez aimé ces bichons 8
Noirs et feu, de race irlandaise, 8
Que l'on porte dans les manchons 8
Et que l'on peigne et que l'on baise. 8
La neige au sein, le rose aux doigts, 8
30 Boucher vous eût peinte en Diane 8
Montrant sa cuisse au fond du bois 8
Et pliant comme une liane, 8
Et Clodion eût fait de vous 8
Une provoquante faunesse 8
35 Laissant mûrir au soleil roux 8
Les fruits pourprés de sa jeunesse ! 8
Car sur les lèvres vous avez 8
La malicieuse ambroisie 8
De tous ces paradis rêvés 8
40 Au siècle de la fantaisie, 8
Et, nonchalante Dalila, 8
Vous plaisez par la morbidesse 8
D'une nymphe de ce temps-là, 8
Moitié nonne et moitié déesse. 8
45 Vos cheveux aux bandeaux ondés 8
Récitent de leur onde noire 8
Des madrigaux dévergondés 8
À votre visage d'ivoire, 8
Et, ravis de ce front si beau, 8
50 Comme de vertes demoiselles, 8
Tous les enfants porte-flambeau 8
Vous suivent en battant des ailes. 8
Tous ces petits culs-nus d'amours, 8
Groupés sur vos pas, Caroline, 8
55 Ont soin d'embellir vos atours 8
Et d'enfler votre crinoline ; 8
Et l'essaim des jeux et des ris, 8
Doux vol qui folâtre et se joue, 8
Niche sous la poudre de riz 8
60 Dans les roses de votre joue. 8
Vos sourcils touffus, noirs, épais, 8
Ont des courbes délicieuses 8
Qui nous font songer à la paix 8
Sous les forêts silencieuses, 8
65 Et les écharpes de vos cils 8
Semblent avoir volé leurs franges 8
À la terre des alguazils, 8
Des manolas et des oranges. 8
II
Au fait, vous avez donc été 8
70 Loin de nos boulevards moroses, 8
Pendant tout ce dernier été, 8
Sous les buissons de lauriers-roses ? 8
Le fier soleil du Portugal 8
Vous tendait sa lèvre obstinée 8
75 Et faisait son meilleur régal 8
Avec votre peau satinée. 8
Mais vous, tordant sur l'éventail 8
Vos petits doigts aux blancheurs mates, 8
Vous découpiez Scribe en détail 8
80 Pour les rois et les diplomates ; 8
Et, digne d'un art sans rivaux, 8
Pour charmer les chancelleries, 8
Vous avez traduit Marivaux 8
En mignonnes espiègleries. 8
85 C'est au mieux ! L'astre des cieux clairs 8
Qui fait grandir le sycomore 8
Vous a donné de jolis airs 8
De bohémienne et de more. 8
Vous avez pris, toujours riant, 8
90 Dans cet éternel jeu de barres, 8
La volupté de l'Orient 8
Et le goût des bijoux barbares, 8
Et vous rapportez à Paris, 8
Ville de toutes les décences, 8
95 Les molles grâces des houris 8
Ivres de parfums et d'essences. 8
C'est bien encor ! Même à Turin 8
Menez Clairville, puisqu'on daigne 8
Nous demander un tambourin 8
100 Là-bas, chez le roi de Sardaigne. 8
Mais pourtant ne nous laissez pas 8
Nous consumer dans les attentes ! 8
Arrêtez une fois vos pas 8
Chez nous, et plantez-y vos tentes. 8
105 Tout franc, pourquoi mettre aux abois 8
Cet Éden, où le lion dîne 8
Chaque jour de la biche au bois 8
Et soupe de la musardine ? 8
Valets de cœur et de carreau 8
110 Et boyards aux fourrures d'ourses, 8
Loin de vous, sachez-le, Caro, 8
Tout s'ennuie, au bal comme aux courses. 8
Vous nous disputez les rayons 8
Avec des haines enfantines, 8
115 Et jamais plus nous ne voyons 8
Que les talons de vos bottines. 8
Songez-y ! Vous cherchez pourquoi 8
Ma muse, qui n'est pas méchante, 8
M'ordonne de me tenir coi 8
120 Et ne veut plus que je vous chante ? 8
C'est que vos regards inhumains 8
Ont partout des intelligences, 8
Et tout le long des grands chemins 8
Vont arrêter les diligences. 8
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