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Théodore de BANVILLE
Odes funambulesques
1857
RÉALISME
Grâces, ô vous que suit des yeux dans la nuit brune 12
Le pâtre qui vous voit, par les rayons de lune, 12
Bondir sur le tapis folâtre des gazons, 12
Dans votre vêtement de toutes les saisons ! 12
5 Et toi qui fais pâmer les fleurs quand tu respires, 12
Fleur de neige, ô Cypris ! Toi, mère des sourires, 12
Dont le costume entier, même après fructidor, 12
Se compose de lys avec des frisons d'or ! 12
Et toi, rouge Phébus, dieu ! Lumière ! épouvante ! 12
10 Toi que Délos révère et que Ténédos vante, 12
Toi qui, dans ta fureur, lances au loin des traits 12
Et qu'à présent on force à faire des portraits, 12
Partisan des linons et des minces barèges, 12
Patron des fabricans d'ombrelles, qui protèges 12
15 Chryse, et qui ceins de feux la divine Cilla, 12
Regardez ce que font ces imbéciles-là ! 12
Regardez ces farceurs en costume sylvestre ! 12
Ils agitent leurs bras comme des chefs d'orchestre ; 12
Il se sont tous grisés de bière chez Andler, 12
20 Et les voici qui vont graves, les yeux en l'air, 12
Rouges pourpre, dirait Mathieu, quant au visage, 12
Et curieux de voir un bout de paysage. 12
Ils plantent en cerceaux des manches à balais, 12
Et se disent : « voilà des arbres, touchez-les ! » 12
25 Sur le bord d'un trottoir ils vident leur cuvette 12
En s'écriant : « la mer ! Je vois une corvette ! » 12
Un singe passe au dos d'un petit savoyard, 12
Ils murmurent : « amis, saluons ce boyard ! » 12
Embusqués en troupeaux à l'angle de trois rues, 12
30 Sur les fronts des passants ils collent des verrues, 12
Puis, abordant leur homme avec un air poli : 12
« monsieur, demandent-ils, ce nez est-il joli ? 12
Vous aimez les nez grecs, c'est là ce qui vous trompe ! 12
Oh ! Laissez-moi vous coudre à la place une trompe ! » 12
35 Celui-ci, rencontrant Marinette ou Marton, 12
Lui met sur le visage un masque de carton ; 12
Celui-là vous arrête et vous souffle la panse, 12
Et répète : « le beau n'est pas ce que l'on pense ! » 12
Bientôt, grâce à leurs soins d'artistes, autour d'eux 12
40 La foule a pris l'aspect d'un cauchemar hideux : 12
Ce ne sont qu'oriflans, caprilmuges, squelettes, 12
Stryges entrechoquant leurs gueules violettes, 12
Mandragores, dragons, origes, loups-garous, 12
Tarasques ; c'est alors que le plus fort d'eux tous, 12
45 De la voix d'un mouton qu'on égorgerait, bêle : 12
« par Ornans et le Doubs ! Que la nature est belle ! » 12
Extasiés alors des sourcils à l'orteil, 12
Effarés, éblouis, prenant pour le soleil 12
La chandelle à deux sous que Margot leur allume, 12
50 Ils cherchent l'ébauchoir, les brosses ou la plume, 12
Et, comme bilboquet pour le maire de Meaux, 12
Au lieu d'êtres humains, ils font des animaux 12
Encore non classés par les naturalistes : 12
Excusez-les, seigneur, ce sont des réalistes ! 12
55 Mais, puisqu'au lieu de lire un livre de crétin, 12
J'aime à sentir au bois les muguets et le thym ; 12
Puisque la foi nouvelle a des argyraspides 12
Qui heurtent leur fer-blanc ; puisque les moins stupides 12
De ce temps sont encor les faiseurs de rébus, 12
60 Ô Cypris aux cheveux de flamme, et toi, Phébus ! 12
Puisque je ne suis pas, moi charmé dans vos fêtes, 12
De l'avis de Gozlan, sur ce que les poëtes 12
Durent un demi-siècle à peine ; puisque j'ai 12
Pour maîtres de bon sens Phyllis et Lalagé ; 12
65 Puisque j'aime bien mieux faire voler des bulles 12
De savon, que d'écrire une œuvre aux funambules, 12
Et puisque, même en grec, sans le père Brumoy, 12
Les grecs valaient monsieur chose, permettez-moi, 12
Au lieu de voir courir tous ces porteurs de chaînes, 12
70 De me coucher pensif sous l'ombrage des chênes ! 12
Permettez-moi d'y vivre inutile, étendu 12
Sur l'herbe, m'enivrant d'un frisson entendu, 12
Et d'admirer aussi la rose coccinelle, 12
Et d'aider seulement de ma voix fraternelle, 12
75 Cependant que rugit cette meute aux abois, 12
Le champignon sauvage à pousser dans les bois ! 12
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