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Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
Cythère
Comme j'écoutais dans les flots 8
Gémir une plainte lointaine, 8
Avec de langoureux sanglots 8
Qui s'éloignent, le capitaine 8
5 Me dit : Si tu veux évoquer 8
Les vieilles âmes de la terre, 8
Ami, nous allons débarquer 8
Dans l'ancienne île de Cythère. 8
Mais tu n'y verras pas Cypris, 8
10 La vierge guerrière et déesse, 8
Marcher près des splendides lys 8
Qui la frôlaient d'une caresse. 8
Aphroditè, fermant ses yeux, 8
Dort, aussi pâle que l'ivoire, 8
15 Et le voile mystérieux 8
A couvert sa prunelle noire. 8
Son fier palais, ses blanches tours 8
Sont des ruines et des tombes, 8
Et les aigles et les vautours 8
20 Ont déchiqueté ses colombes. 8
Veuve de ses belles forêts, 8
Avec ses eaux qui s'évaporent, 8
Cythère est un impur marais 8
Où des monstres s'entre-dévorent. 8
25 Et dans un horrible repos 8
Où le vent orageux se joue, 8
De longs serpents et des crapauds 8
Y rampent, tout couverts de boue. 8
Tandis qu'un bel azur serein 8
30 Se mirait dans l'eau convulsive, 8
Tel s'attristait le vieux marin 8
Quand nous atteignîmes la rive. 8
Alors, silencieux, cachés, 8
Dans le chemin que nous suivîmes, 8
35 Parmi les ombres des rochers, 8
Voici les choses que nous vîmes. 8
L'île n'était qu'un champ de fleurs 8
Aux mille corolles écloses, 8
Où s'harmonisaient les couleurs 8
40 Des violettes et des roses. 8
Et Celle à qui plaisent nos vœux, 8
La grande âme de la nature, 8
Dont l'air baigne les doux cheveux, 8
Cypris à la belle ceinture ; 8
45 Cypris, vierge, ravie encor 8
Dans sa divinité première, 8
Qui porte une couronne d'or 8
Brillant à son front de lumière, 8
Parut. Ses yeux noirs pleins d'éclairs, 8
50 Pareils au brasier qui flamboie, 8
Emplissaient follement les airs 8
D'éblouissement et de joie. 8
Et tandis que se reposaient, 8
Oubliant leurs douces querelles, 8
55 Et tendrement s'entrebaisaient 8
De glorieuses tourterelles, 8
Des zéphyrs jaloux et tremblants, 8
Errant parmi les feuilles basses, 8
Venaient adorer ses pieds blancs. 8
60 Derrière elle marchaient les Grâces. 8
Or le vieux matelot me dit, 8
En prenant des mines confuses : 8
Ah ! poëte, enchanteur, bandit ! 8
C'est bon, je reconnais tes ruses. 8
65 Telle qu'une fleur de lotus 8
Qu'a brisée un tranchant de glaive, 8
Certes, je sais bien que Vénus 8
Est dans la nuit et dans le rêve. 8
Mais c'est toi, perfide enchanteur 8
70 Baisé par les rouges aurores, 8
Musicien, rimeur, chanteur, 8
Assembleur des verbes sonores ; 8
C'est toi, c'est ta vaillante amour, 8
Toujours si fidèle et si forte, 8
75 Qui la ramène dans le jour 8
Et qui l'empêche d'être morte ! 8
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