Métrique en Ligne
BAN_17/BAN766
Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
Fleur
Triste comme le prince Hamlet, 8
Guy cria d'une façon nette : 8
Je vois notre avenir en laid. 8
Qu'elle est vieille, notre planète ! 8
5 On y cherchera vainement 8
Dans peu de temps la bête fauve, 8
Et ce fatal événement 8
Se produit : elle devient chauve. 8
Pour plaire à nos petits-neveux, 8
10 Étant sans feuillage et sans marbres, 8
Comme on se met de faux cheveux 8
Elle se mettra de faux arbres. 8
Depuis le roi du ciel, Indra, 8
Tous les volcans, souffrant d'un asthme, 8
15 Toussent leurs poumons ; il faudra 8
Qu'on leur mette un grand cataplasme. 8
Se glaçant, par un triste jeu, 8
Des extrémités jusqu'au centre, 8
La pauvre Terre, au lieu de feu 8
20 A de la neige dans le ventre. 8
Et c'est là son moindre défaut. 8
Depuis que le pic la farfouille 8
Elle est vidée, ou peu s'en faut, 8
On n'aura bientôt plus de houille. 8
25 Quant à l'homme, drôle de corps ! 8
Jusqu'à ce que la mort s'en suive 8
Il doit écouter les accords 8
Des Huguenots et de la Juive. 8
Et tant de malheureux ont faim ! 8
30 Le ciel est froid, la neige est dure, 8
Par l'hiver qui n'a pas de fin. 8
Oh ! la bise dans la froidure ! 8
Engin cruel, affreux joyau 8
Que la Démence voit en songe, 8
35 En abominable tuyau 8
Le sombre acier de Krupp s'allonge. 8
Et les belles Illusions, 8
Engouffrant leurs comiques robes 8
Dans le ciel plein de visions, 8
40 Laissent l'homme en proie aux microbes. 8
On va sans espoir et sans but 8
Dans cette ombre mal habitée. 8
Il est temps qu'on mette au rebut 8
La planète désorbitée. 8
45 Tel Guy, sans pitié, ni merci, 8
Injuriait l'astre morose. 8
Mais comme il s'écriait ainsi, 8
Vint à passer la jeune Rose. 8
Douce, autour d'elle ruisselait 8
50 Comme une lumière inconnue. 8
Elle a seize ans tout juste, elle est 8
Folâtre, naïve, ingénue. 8
Pétrie avec un peu d'azur 8
Ainsi qu'un Ange, elle est de celles 8
55 Dont on admire le front pur. 8
Ses yeux d'or sont pleins d'étincelles. 8
Pareille au gai matin vermeil, 8
Elle est enfantine et superbe 8
Et, sous un rayon de soleil, 8
60 Semble un grand lys, fleuri dans l'herbe. 8
Regardant cette floraison, 8
Je dis à Guy, l'âme ravie ; 8
Mon ami, vous avez raison, 8
Elle est monotone, la vie. 8
65 Paris, que le songe berçait, 8
Comme Ecbatane et comme Tarse, 8
Rentre au néant tragique, et c'est 8
Toujours la même vieille farce. 8
Partout c'est — on n'en sort jamais 8
70 L'orgie écœurante ou le jeûne, 8
Et la planète est vieille, mais 8
Comme la jeune fille est jeune ! 8
logo du CRISCO logo de l'université