Métrique en Ligne
BAN_17/BAN763
Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
A Paul Legrand
Ami Paul, que j'ai vu souvent 8
Baigné par les feux électriques 8
D'un soleil flambant et mouvant, 8
Je t'adjure en ces vers lyriques. 8
5 Il ne faut plus de longs discours 8
Désormais, pour être sublime ; 8
Il n'en faut même pas de courts. 8
La mode est à la pantomime. 8
Ce genre qui déjà m'allait, 8
10 Encor plus profond que futile, 8
Depuis Félicia Mallet 8
Remplace le drame inutile. 8
Je vois flotter un blanc sarrau 8
Que surmonte un pâle visage, 8
15 Et le grand aïeul Deburau 8
Apparaît dans le paysage. 8
Plus svelte qu'un glorieux lys, 8
D'un geste simple il te désigne, 8
Toi qui, seul, comme lui jadis, 8
20 As droit à la blancheur du cygne. 8
O mon cher Paul, ami Pierrot, 8
Paul Legrand, qui sus toujours être 8
Ce naïf et divin maraud, 8
Viens et reprends ta place, maître. 8
25 Dans un rêve artificiel, 8
Comme on caresse l'air de bulles 8
De savon, pleines d'arc-en-ciel, 8
Ressuscite les Funambules. 8
Un vêtement blanc sur le flanc, 8
30 Où glisse la brise farouche, 8
Étends une couche de blanc 8
Sur ton nez, ta joue et ta bouche. 8
Et follement, vers l'idéal 8
Marche, guidé par ton génie, 8
35 Passant, dont le front lilial 8
Abrite la sainte ironie. 8
Sans que rien t'en puisse empêcher 8
Viens, suis Urgèle et son cortège ; 8
O cygne, lys, fleur de pêcher ; 8
40 Gracieux bonhomme de neige ! 8
Poursuis le riant Arlequin, 8
Dont le délire fou combine 8
Un tas de ruses de coquin 8
Pour embobiner Colombine. 8
45 Plutôt, ne le poursuis pas ! Feins 8
De vouloir tout réduire en cendre 8
Et d'imaginer des trucs fins 8
Pour servir Léandre et Cassandre. 8
Mais laisse les divins amants 8
50 Suivre la route coutumière 8
Dans les bleus éblouissements 8
De la joie et de la lumière. 8
Paul, mon ami, pour inventer 8
Cette délicieuse fête 8
55 Que le doux Gautier sut vanter, 8
Il n'est pas besoin de poëte. 8
Amour, bien assez inventif 8
Pour y suffire, ne harnache 8
Pas d'imparfaits du subjonctif, 8
60 Ni d'épithètes à panache. 8
Même, avec ses yeux de saphir, 8
Auprès de vous la Rime est une 8
Esclave, et ne doit qu'obéir 8
Quand on la fait taire. O fortune ! 8
65 Afin de ne pas nous glacer 8
Avec des mots que l'on rature, 8
Amour est là, pour remplacer 8
Toute vaine littérature. 8
Se jouant ainsi qu'il le doit, 8
70 Il sait faire la scène à faire, 8
Sans qu'on la désigne du doigt. 8
La réussir est son affaire. 8
D'ailleurs, fier comme d'Assoucy 8
Et plus conquérant que Thésée, 8
75 N'ayant jamais pris nul souci 8
De la critique (elle est aisée !), 8
Il dédaigne l'abonnement 8
Dont les frais onéreux nous pèsent, 8
Et la scène est, tout bonnement : 8
80 Deux bouches en fleur qui se baisent. 8
logo du CRISCO logo de l'université