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Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
Ténor
Le Roi triomphe dans sa cour. 8
Soit qu'il fasse beau, soit qu'il pleuve, 8
L'air caressant, avec amour 8
Frémit dans sa barbe de fleuve. 8
5 Il est heureux, calme, riant, 8
Baigné de clartés éternelles, 8
Car l'Occident et l'Orient 8
Sont captifs dans ses deux prunelles. 8
Pour lui, seigneur et justicier, 8
10 Les Victoires sont peu bégueules. 8
A ses pieds, les canons d'acier, 8
Comme des chiens, ouvrent leurs gueules. 8
Candides à jeter l'affront 8
Sur la neige des avalanches, 8
15 Toujours voltigent sur son front 8
Des éventails de plumes blanches. 8
Près de sa robe d'apparat 8
La pourpre est de la toile bise. 8
Il se pourrait qu'il s'emparât 8
20 De l'Égypte, comme Cambyse. 8
Tout à coup, d'un noir palefroi 8
Descend, en sa gloire absolue, 8
Un être sublime. Il dit : Roi, 8
Moi, le Ténor, je te salue. 8
25 (C'est ton vainqueur, le dieu Ténor, 8
O bon sens dompté qui t'immoles !) 8
Suave, il semble tout en or, 8
Parce qu'il a des bottes molles. 8
Eh quoi ! dit-il, chanter pour rien, 8
30 Comme égrène son air de flûte 8
Le rossignol aérien ! — 8
Je veux mille francs par minute. 8
Mille francs ! le siècle a marché, 8
Dit le Roi, dont la bouche ordonne. 8
35 Enfin, c'est encor bon marché. 8
Mon argentier, qu'on les lui donne. 8
Le Ténor dit : Non asservi 8
Aux abstinences des Tartuffes, 8
Je veux un bœuf entier, servi 8
40 Sur un plat d'or, — avec des truffes ! 8
Jamais l'emphase à la Brébeuf, 8
Répond le Roi, ne m'incommode. 8
Bouchers, qu'on égorge le bœuf 8
Et qu'on l'accommode — à la mode ! 8
45 Le Ténor dit : Les firmaments 8
Rayonnent dans les noirs désastres, 8
Je veux aussi mes diamants, 8
Brillants comme des grappes d'astres. 8
Et le Roi dit : Il les lui faut, 8
50 Comme à l'insecte ses élytres. 8
Choisissez-les bien sans défaut, 8
Et qu'on en apporte deux litres. 8
Si tu fais tout ce que je veux, 8
Il faut que la Reine, ta femme, 8
55 Passe la main dans mes cheveux, 8
Dit le Ténor. C'est mon programme. 8
Grand tumulte dans les salons. 8
Mais le Roi, qui ne bouge mie, 8
Dit à sa belle Reine : Allons ! 8
60 Vous l'entendez, ma bonne amie. 8
Votre front vainement rougit, 8
Car il ne faut pas que l'on biaise 8
Imprudemment, lorsqu'il s'agit 8
De nous assurer notre ut dièze. 8
65 La Reine tremble, en son effroi. 8
Mais tranquille comme Baptiste, 8
Le Ténor triste dit : O Roi, 8
Comprends enfin mon cœur d'artiste. 8
Mon métier commence à m'user, 8
70 Tant de labeur m'a fait morose. 8
Maintenant, je veux m'amuser : 8
Tu vas me chanter quelque chose ! 8
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