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Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
La Statue de Victor Hugo
HUGO, le maître de la Lyre 8
Où chante un souffle aérien, 8
Montre en son bienveillant sourire 8
Qu'il n'est désabusé de rien. 8
5 Le Temps jaloux, qui nous asiège, 8
L'a rendu plus fort et meilleur, 8
Et sa douce barbe de neige 8
A des blancheurs d'astre et de fleur. 8
A présent, c'est la certitude 8
10 Qui baigne ses yeux de clarté, 8
Et sa glorieuse attitude 8
Est celle de la Vérité. 8
Il sait. Il a vu les mêlées, 8
Les deuils, les colères, les pleurs, 8
15 Les misères échevelées, 8
Le groupe sombre des Douleurs. 8
L'âpre Exil, qui livre avec joie 8
L'homme au courroux des éléments, 8
L'a promené, comme une proie, 8
20 Sous les tristes cieux incléments. 8
Ayant encor dans son oreille 8
La plainte des longs jours vécus 8
Au bruit de la grêle pareille, 8
Et les hurlements des vaincus. 8
25 Il a dormi sous la tourmente, 8
Bercé par les amers sanglots 8
De la vaste mer écumante 8
Et par le tumulte des flots. 8
Livide, il a vu sous l'orage, 8
30 Parmi les éclairs enflammés, 8
Baver les monstres du naufrage, 8
Ainsi que des chiens affamés. 8
Il a vu la colline ardue 8
Où gémissent les maux soufferts 8
35 Et sa Pensée est descendue 8
A travers les pâles enfers. 8
Puis sur les ailes de ses Rêves 8
S'enfuyant d'un vol fier et sûr, 8
Il a vu, brandissant leurs glaives, 8
40 Les Anges guerriers de l'azur ; 8
Là-haut ses prunelles savantes 8
Ont vu les gouffres radieux, 8
Les désastres, les épouvantes, 8
Les antres flamboyants des Dieux, 8
45 La voûte de soleils trouée ; 8
Et la blanche neige fleurit 8
Sa chevelure dénouée 8
Par les quatre vents de l'esprit. 8
Il sait tout. Il sait que la brume 8
50 De la Mort est faite de jour, 8
Et que le Verbe se résume 8
Tout entier dans le mot AMOUR ! 8
Trouvant la victoire morose, 8
Il se plaît, lui le triomphant, 8
55 A voir fleurir comme une rose 8
La bouche d'un petit enfant. 8
Et lui, le combattant superbe 8
Devant qui le monstre a frémi, 8
Il s'inquiète du brin d'herbe 8
60 Qui peut sauver une fourmi. 8
Alors que Paris pris au piège 8
Goûtait l'ivresse du danger, 8
Et parmi les horreurs du siège 8
N'avait plus de pain à manger, 8
65 Il est revenu, fort, candide, 8
Pareil au lion calme et doux, 8
Et de notre souffrance avide, 8
Voulant avoir faim avec nous. 8
Les regards tournés vers l'aurore, 8
70 Il vit rayonnant, au milieu 8
De cette ville qu'il adore ; 8
Et maintenant, il semble un dieu ! 8
Groupe souriant et prospère, 8
Les petits-enfants demi-nus 8
75 Caressent le héros grand-père 8
Avec des rires ingénus. 8
Le peuple, comme un flot qui roule, 8
Accourt dès que son front a lui, 8
Et la grande voix de la foule 8
80 Murmure avec des pleurs : C'est lui ! 8
Et, terrifiant les Méduses, 8
Derrière lui vient se ranger 8
Le docile troupeau des Muses, 8
Dont il est le divin berger. 8
85 S'il fait un signe, la Satire, 8
Lorsque l'homme sert de jouet 8
Aux artisans de son martyre, 8
Agite son terrible fouet ; 8
Et l'Épopée au cœur farouche 8
90 Vient, avec l'éclair dans les yeux 8
Dans la mêlée, à pleine bouche 8
Mordre les clairons furieux. 8
Sur le théâtre, Melpomène, 8
Pour l'univers et la cité, 8
95 Émeut de la souffrance humaine 8
Cet Eschyle ressuscité, 8
Et s'il le veut, la Comédie 8
Sourit au Drame son voisin, 8
Et montre, danseuse étourdie, 8
100 Son front couronné de raisin ! 8
Descendant pour lui du Taygète 8
Dans la vallée où sont les lys, 8
L'Églogue les cueille, et les jette 8
Sur les pieds blancs d'Amaryllis, 8
105 Dans le bois sombre, il est Orphée. 8
Les loups par la nuit épiés, 8
Retenant leur rage étouffée, 8
Viennent se coucher à ses pieds. 8
Et charmant le désert féerique, 8
110 Dans l'ouragan torrentiel, 8
Son ardente strophe lyrique 8
S'envole aux quatre vents du ciel. 8
O grand aïeul ! ô sage Homère, 8
Toi que j'adore et que je vois ! 8
115 O toi qui d'Hellas notre mère 8
Es la sublime et sainte voix ! 8
O Dante ! ô Pindare ! ô Shakspere ! 8
Chanteurs couronnés de rayons 8
En qui le ciel même respire, 8
120 Votre frère, nous le voyons. 8
O groupe dont l'esprit nous venge ! 8
Votre frère vit parmi nous, 8
Victorieux comme un archange. 8
Oh ! voyez-le, terrible et doux ! 8
125 L'Avenir, qui déjà le fête, 8
Nous dira sans doute, effaré : 8
O contemporains du Poëte, 8
Comment l'avez-vous célébré ? 8
Oh ! que bien vite sa statue, 8
130 Sublime épanouissement, 8
Se dresse, de blancheur vêtue, 8
Sous le radieux firmament ! 8
Que ce penseur, figure altière, 8
Devant les bons et les méchants 8
135 Revive, dans une matière 8
Immortelle comme ses chants. 8
Que la France, à qui sa grande âme 8
Sut tendrement se marier, 8
Avec des pleurs d'orgueil acclame 8
140 Son beau front, ceint du noir laurier. 8
Debout sur la place publique 8
Montrons-le, ce vainqueur du Mal, 8
Sous un vêtement héroïque 8
Taillé dans le marbre idéal ; 8
145 Et comme une immense couleuvre 8
Dont l'anneau jamais ne finit, 8
Faites se dérouler son œuvre 8
Sur le piédestal de granit. 8
Statuaire ! que ta main taille 8
150 Le marbre pris au flanc des monts, 8
Et sache lui donner la taille 8
De Hugo, tel que nous l'aimons. 8
Qu'il soit grand comme son poëme ! 8
Tourne ses yeux vers l'Orient ; 8
155 Fais-le si pareil à lui-même, 8
Qu'on reconnaisse en le voyant 8
Le songeur doux et tutélaire, 8
L'ennemi du noir talion, 8
Et, pour figurer sa Colère, 8
160 Que près de lui dorme un lion. 8
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