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Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
A Gil Blas
pour l'anniversaire de sa naissance
Souris ! parle ! invente ! joue ! 7
Donc, en dépit des : hélas ! 7
Ayant des fleurs sur ta joue, 7
Tu grandis, petit Gil Blas ! 7
5 Et te voilà, dans ce siècle 7
De Judic et de Renan, 7
Bien moins vieux que sainte Thècle, 7
Mais, en somme, âge d'un an ! 7
Et ta chevelure pousse, 7
10 Proie offerte à Dalila. 7
Un an, Gil Blas, et le pouce… 7
Mais c'est un âge, cela ! 7
Ton sang de pourpre circule 7
Dans tes membres souverains, 7
15 Et, comme un petit Hercule, 7
Déjà tu cambres tes reins. 7
Ainsi qu'un dieu te l'accorde, 7
Tu tends, mime éblouissant, 7
Ton bel arc, où sur la corde 7
20 S'ajuste un trait frémissant ; 7
Et déjà tes yeux dociles 7
Au regard doux et moqueur 7
Ont visé les imbéciles 7
Pour les frapper en plein cœur ! 7
25 Oh ! parmi ces bons apôtres, 7
Viens fondre comme un gerfaut ! 7
Sois mauvais comme les autres 7
Et méchant quand il le faut ! 7
Va ! fouaille mainte pécore ! 7
30 Mais, clown aux grelots d'argent, 7
Sache bien qu'il est encore 7
Plus malin d'être indulgent ! 7
Car tout charme, vers ou prose, 7
Lorsque la bonté fleurit 7
35 Sur une lèvre de rose, 7
Dans les flammes de l'esprit. 7
Oui, l'esprit, l'esprit sans digue, 7
L'esprit et l'esprit encor : 7
Jette-le, comme un prodigue 7
40 Disperse au vent son trésor ! 7
Que ton cœur exulte ou saigne, 7
Crois que le bon rituel 7
Est celui qui nous enseigne 7
L'art d'être spirituel. 7
45 Et surtout garde la joie 7
Comme un bien très précieux : 7
Que toujours elle flamboie 7
Dans ton rire et dans tes yeux ! 7
Tes jours n'ont rien de sévère ; 7
50 Ils sont bons, savoure-les, 7
Et remplis ton large verre 7
A l'outre de Rabelais ! 7
Souviens-toi que La Fontaine, 7
Admiré des cieux jaloux, 7
55 Ne prenait pas de mitaine 7
Pour causer avec les loups ; 7
Que ton gai caprice vole 7
Vers les divins enchanteurs, 7
Et dans leur langue ivre et folle 7
60 Cause avec les vieux conteurs ! 7
Il est souvent efficace 7
Pour un esprit tourmenté 7
De relire dans Boccace 7
Un conte bien pimenté ; 7
65 Marguerite de Navarre, 7
La chasseresse d'Amours, 7
Ne se montre point avare 7
De bons mots et de bons tours ; 7
Les Cent Nouvelles nouvelles 7
70 Égrènent leurs diamants, 7
Et jettent dans les cervelles 7
Un tas de rêves charmants ; 7
Et le bon seigneur Brantôme, 7
Sans nulle sévérité, 7
75 Déshabille en plus d'un tome 7
La déesse Vérité. 7
Ces maîtres en l'art d'écrire, 7
Gens d'honneur et de vertu, 7
Sauront t'apprendre à bien rire : 7
80 Et pourquoi pleurerais-tu ? 7
Paris, que l'Amour gouverne, 7
Par les louves allaité, 7
Est une aimable caverne, 7
Charmante, hiver comme été. 7
85 Et c'est là que se démène, 7
Agile et faisant son train, 7
Cette Comédie Humaine 7
Dont le souffleur est Vautrin ! 7
Tout est gai, tout est comique, 7
90 Tout est matière à paris 7
Dans la savante mimique 7
De ce singulier Paris. 7
Il trouve la mode ! il l'outre ! 7
Il sait, pour donner le ton, 7
95 Vêtir de martre et de loutre 7
Cidalise et Jeanneton. 7
Et doucement, comme un pâtre, 7
Il promène autour du lac 7
Catinette et Cléopâtre, 7
100 Qui mettent les cœurs à sac ! 7
Vois cette bizarre ville 7
Où maint grec fait sauter l'as 7
D'une façon fort civile, 7
Et ris bien, petit Gil Blas ! 7
105 Là se mêle la gadoue 7
Avec les perles d'Ophir 7
Et les beaux cuirs de Cordoue ; 7
Et c'est le même zéphyr 7
Qui caresse avec délices 7
110 Les ors, les tissus anciens, 7
Effleure les crânes lisses 7
Des académiciens, 7
Et qui devinant, plein d'aise, 7
Plus de trésors que n'en a 7
115 Rothschild, effarouche et baise 7
Les épaules de Nana ! 7
Tandis que son œil s'allume, 7
Vois-tu le blême Lousteau 7
Saisir en hurlant sa plume 7
120 Comme on saisit un couteau ? 7
Ève sur don Juan se greffe, 7
Et sur son cœur, en chemin, 7
Vois-tu madame Marneffe 7
Meurtrir tout le genre humain ? 7
125 Jocrisse, invoquant la fée 7
Qui remplit d'un doux émoi 7
Le luth, dit : Je suis Orphée ! 7
Jeannot dit : Balzac, c'est moi ! 7
O l'étrange mascarade ! 7
130 Pompeux et superbe à voir, 7
Bobèche fait sa parade 7
Dans le monde, en habit noir ! 7
L'éclectique Messaline 7
En courant son guilledou, 7
135 Chante sainte Mousseline 7
Sur un thème de Sardou ; 7
Et plus loin le duc Alphonse, 7
Ardent comme un léopard, 7
Dans le bois sombre s'enfonce 7
140 Avec madame d'Espard. 7
La Comédie éternelle 7
S'agite comme il lui plaît. 7
Là, voici Polichinelle 7
Qui met la toque d'Hamlet ; 7
145 Et voulant se faire mordre, 7
Un nabab autrichien 7
Décoré de plus d'un ordre, 7
Flirte avec Zoé Chien-Chien. 7
Oh ! Gothon, vertu farouche ! 7
150 Béatrix, l'injure au bec ! 7
Oh ! le financier Cartouche ! 7
Le philanthrope Gobseck ! 7
Oh ! Séraphita qui fume ! 7
Agnès disant : palsambleu ! 7
155 Gavroche qui se parfume ! 7
Iris qui boit du vin bleu ! 7
Pierrot qui, l'âme accroupie, 7
Prend des airs d'Agésilas ! 7
Quelle mine de copie ! 7
160 Tu peux travailler, Gil Blas ! 7
Va ! que ton art se déploie. 7
Mais ce siècle agonisant 7
A surtout besoin de joie : 7
Avant tout, sois amusant ! 7
165 Garde ta gentille escrime 7
En dépit des envieux. 7
Il est bon d'être sublime, 7
Mais être amusant, c'est mieux. 7
Sois très bon pour le génie. 7
170 Ne le traite pas, hélas ! 7
Ainsi qu'une Iphigénie. 7
S'il paraît, mon cher Gil Blas, 7
Montre de l'enthousiasme, 7
Allume un brillant quinquet ! 7
175 Notre art est dans le marasme, 7
Disait jadis Bilboquet ; 7
Mais après tous nos désastres, 7
Ne sois pas pharisien : 7
S'il se lève enfin des astres 7
180 Dans le ciel parisien ; 7
Si dans notre azur funèbre 7
Ils s'allument, tout vermeils, 7
Dis-le bien vite, et célèbre 7
Ce nouveau tas de Soleils. 7
185 C'est en vain que tu soupires ! 7
Ils ont droit à leurs Herschels. 7
Sois juste pour nos Shaksperes 7
Et galant pour nos Rachels. 7
Admire les blanches gammes 7
190 De la neige dans un bain ; 7
Sois toujours aimé des femmes, 7
Comme le fut Chérubin. 7
Enfin, sur la politique, 7
Où s'escrime plus d'un chef, 7
195 Dis ton mot : qu'il soit caustique 7
Et malin, rapide et bref ! 7
Cours de surprise en surprise, 7
Et va, fuyant tout réseau, 7
Agile comme la brise 7
200 Et léger comme l'oiseau ! 7
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