Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
SONNAILLES ET CLOCHETTES
1888
XLIX
Cigare
Dans l'or et la pourpre du soir, 8
Après une lointaine course, 8
Paresseusement vint s'asseoir 8
Le beau Serge auprès d'une source. 8
5 N'étant nullement du vieux jeu, 8
Comme un homme qui se respecte, 8
Il intimidait le ciel bleu 8
Par son élégance correcte. 8
Ses yeux, comme avivés de khol, 8
10 Indiquaient une turlutaine 8
Assez tranquille, et son faux-col 8
Se reflétait dans la fontaine. 8
Et dans sa bouche où les baisers 8
Volant toujours sans crier gare 8
15 Sont comme des oiseaux posés, 8
Brûlait un farouche cigare. 8
Mais dardant, ainsi qu'un vautour, 8
Son œil fauve, à côté de Serge, 8
Vint s'asseoir dans l'herbe, à son tour, 8
20 Un Être beau comme une vierge. 8
Oh ! dit-il, devant ces roseaux, 8
Tu rêves là, comme en un gîte, 8
En écoutant des chants d'oiseaux. 8
Mais, bel enfant, pense à Brigitte. 8
25 Elle a treize ans, comme jadis 8
La Juliette de Shakspere. 8
Elle ressemble au chaste lys 8
Fleur qui s'éveille et qui respire. 8
Voyant sa lèvre, en paradant 8
30 La Rose brode sur ce thème ; 8
Serge, elle t'aime et cependant, 8
Elle ne sait pas qu'elle t'aime. 8
Goûte l'ineffable saveur 8
De sa douce prunelle en flamme, 8
35 Et sache, glorieux buveur, 8
T'enivrer de sa petite âme. 8
Sois fidèle ! pour apaiser 8
Ta soif de la joie inconnue, 8
Quel nectar vaudrait le baiser 8
40 De cette fillette ingénue ? 8
Et moi, qu'à ce moment tu vois, 8
Aussi blond que l'orange mûre, 8
Et qui te parle, et dont la voix 8
Se mêle au ruisseau qui murmure, 8
45 Je suis l'Amour, que nul ne fuit, 8
Qui mène les troupes d'oiselles 8
Vers les nids tièdes, et la nuit, 8
Je m'endors sous mes grandes ailes. 8
Ainsi parlait, près des échos, 8
50 Au fumeur, gracieux éphèbe, 8
Le Roi divin, né du Chaos 8
Dans le silencieux Érèbe. 8
Mais ayant pris un air grognon, 8
Avec un geste qui rature, 8
55 Serge dit à son compagnon : 8
Ne fais pas de littérature. 8
Tes fils, dans la brise flottants, 8
Sont presque aussi gros que des câbles. 8
Chante, puisque c'est le printemps, 8
60 Mais n'abuse pas des vocables. 8
Est-ce que tu me prendrais pour 8
Un Daphnis, antique baderne ? 8
Tu dis cela, comment ? L'Amour ? 8
Pas fin de siècle. Pas moderne. 8
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