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Théodore de BANVILLE
RIMES DORÉES
1875
L'Âme victorieuse du Désir
Le dieu Désir, l'archer sauvage 8
Qui rit, sur un gouffre penché, 8
A longtemps dans un dur servage 8
Tenu la tremblante Psyché. 8
5 Bien longtemps il l'a torturée, 8
Piquant son sein charmant et beau 8
Avec une flèche acérée, 8
Ou la brûlant de son flambeau. 8
La traînant dans l'herbe fleurie, 8
10 Folle sous son bras souverain, 8
Il l'a déchirée et meurtrie 8
Avec de durs liens d'airain. 8
Encor rouge de sa brûlure, 8
O noirs crimes inexpiés, 8
15 En marchant sur sa chevelure, 8
Il l'a longtemps foulée aux pieds, 8
Et puis mourante, échevelée, 8
Plus pâle que le nénuphar, 8
Il l'a, dans sa rage, attelée 8
20 Comme une cavale, à son char ; 8
Et devant lui, de cette vierge 8
Faisant sa proie et son jouet, 8
Au bord du fleuve, sur la berge 8
Il l'a chassée à coups de fouet. 8
25 Et vainement l'humble victime, 8
Dans ses horribles désespoirs, 8
Adjurait le grand mont sublime 8
Et les bois frissonnants et noirs ; 8
La Nature, que rien ne touche, 8
30 Parmi les rochers arrogants 8
La regardait passer, farouche, 8
Dans les cris et les ouragans. 8
Et le vent courait dans les chênes, 8
Et l'imprécation des flots 8
35 Étouffait le bruit de ses chaînes 8
Et la rumeur de ses sanglots. 8
Mais, longtemps mordue et fouettée 8
Par les souffles éoliens, 8
Psyché s'est enfin révoltée, 8
40 Elle a brisé ses durs liens ; 8
Et trouvant une force étrange 8
Pour l'arrêter et le saisir, 8
Elle a renversé dans la fange 8
Et terrassé le dieu Désir ; 8
45 Tordant sa bouche purpurine, 8
Elle a, d'un beau geste moqueur, 8
Broyé du genou la poitrine 8
De son implacable vainqueur ; 8
Et dans sa fureur vengeresse 8
50 Elle a, guerrière au doux œil bleu, 8
Fustigé de sa blonde tresse 8
Le visage du jeune Dieu. 8
Relevant son front misérable, 8
Elle a, riant au ciel serein, 8
55 Brisé l'arc fait en bois d'érable, 8
Et les flèches, lourdes d'airain. 8
Puis, fière en sa métamorphose 8
Qui semble un éblouissement, 8
Elle a, sous son divin pied rose, 8
60 Éteint le noir flambeau fumant. 8
Et maintenant le Dieu l'adore ! 8
Lui, le cruel Désir, touché 8
Par la grâce qui la décore, 8
Il suit la trace de Psyché. 8
65 Il lui dit : O ma jeune amante ! 8
O mon trésor ! O mon seul bien ! 8
Parle-moi de ta voix charmante, 8
Je t'obéirai comme un chien. 8
Tes colères seront mes fêtes ; 8
70 Laisse-moi te parer de fleurs. 8
Ces blessures que je t'ai faites, 8
Je les laverai de mes pleurs. 8
Tu m'as dompté, vierge farouche, 8
Comme je domptais les lions. 8
75 Ouvre les roses de ta bouche : 8
Parle ! où veux-tu que nous allions ? 8
Alors, oubliant ses désastres, 8
Tournant ses yeux de diamant 8
Vers l'azur ou brillent les astres, 8
80 Psyché lui dit : O mon amant ! 8
Puisque nos regards se dessillent, 8
Traversons l'éther irrité ; 8
Allons jusqu'au séjour où brillent 8
La Justice et la Vérité ; 8
85 Où l'Être enfin se rassasie, 8
Délivré des âpres douleurs, 8
Où les Dieux goûtent l'ambroisie 8
En contemplant de rouges fleurs, 8
Et savent ce que l'âme ignore, 8
90 Et dans un ineffable jour 8
Sans crépuscule et sans aurore, 8
S'enivrent de l'immense amour ! 8
Elle dit, et le Dieu l'embrasse ; 8
Il la tient d'un bras ferme et sûr, 8
95 Et tous les deux, laissant leur trace 8
Lumineuse au subtil azur, 8
Cherchant, par delà les étoiles, 8
Le clair Éden où, pour l'esprit 8
Enfin délivré de ses voiles, 8
100 L'extase, ainsi qu'un lys, fleurit, 8
Et le flot où l'Âme se noie 8
Dans le bonheur essentiel, 8
Ils s'envolent, pâles de joie, 8
Jusqu'au fond des gouffres du ciel. 8
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