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Théodore de BANVILLE
RIMES DORÉES
1875
Le bon Critique
Au-dessous d'Eisenach, dans la verte oasis 12
Du château de Wartbourg, en l'an douze cent six, 12
Le comte palatin Hermann, le fier landgrave 12
De Thuringe et de Hesse, ayant fort bonne cave, 12
5 Réunit près de lui quatre beaux chevaliers 12
Poëtes, honorant ses murs hospitaliers, 12
Chanteurs de noble sang, qu'en tous lieux accompagne 12
La louange, fameux dans les cours d'Allemagne ; 12
C'étaient Walther von der Vogelweide, Reinhart 12
10 De Zwetzen, dès l'enfance illustre dans son art, 12
Wolfram d'Eschenbach, puis ce gentilhomme insigne 12
Henri Schreiber, un aigle avec la voix d'un cygne. 12
Ces bons seigneurs, sans nul souci malencontreux, 12
S'accordaient à merveille et vivaient bien entre eux ; 12
15 Ainsi que des oiseaux chanteurs se désaltèrent 12
Dans le même ruisseau limpide, ils supportèrent, 12
Sans se croire offensés par la comparaison, 12
Qu'un jeune homme, officier obscur de la maison 12
Du landgrave, nommé Bitterolf, osât même 12
20 S'essayer après eux dans maint et maint poëme ; 12
Mais alors que Henri d'Ofterdingen, bourgeois 12
D'Eisenach, vint parmi tous ces cousins de rois 12
Chanter aussi devant le comte Hermann, l'orage 12
Éclata ; leur colère alla jusqu'à la rage, 12
25 Et parfois leurs couteaux brillèrent dans le val. 12
Or, n'ayant pu chasser ni tuer leur rival 12
Qui brillait auprès d'eux comme une fleur dans l'herbe, 12
Ils lui firent l'honneur de ce défi superbe : 12
Luttons, lui dirent-ils, une fois tous les six ; 12
30 Et qu'ensuite, pour prix, la duchesse offre un lys 12
Au vainqueur ; mais qu'aussi, tenant en main sa corde, 12
Le bourreau soit présent, et sans miséricorde 12
Qu'il pende, balancé dans l'azur enchanté, 12
Celui qui devant tous n'aura pas bien chanté. 12
35 Henri d'Ofterdingen les avait laissés dire ; 12
Il accepta leur offre avec un beau sourire 12
Et le combat eut lieu devant toute la cour. 12
Les habiles rhythmeurs s'enflammaient ; tour à tour 12
Ils chantèrent l'orgueil de leurs princes, l'empire 12
40 De la Croix, Dieu clément pour tout ce qui respire, 12
Les mystères cachés dans la Tour de Sion ; 12
Comment au Ciel, après la résurrection, 12
Le corps pur et sans tache à l'Âme se marie, 12
Les Anges, et surtout les gloires de Marie 12
45 Qui tient, victorieuse, entre ses doigts vermeils, 12
Des lys dont la splendeur efface les soleils. 12
L'air était plein de chants comme un ciel qui s'embrase ; 12
Les princesses, les ducs ravis, pâles d'extase, 12
Souriaient, cependant que l'honnête bourreau 12
50 Écoutait, rassemblant ses muscles de taureau, 12
Et d'un œil exalté, comme un Grec des vieux âges, 12
Approuvait les beaux mots et les fières images 12
Et les coups d'aile en plein éther ; mais quand le vol 12
Du poëte, alangui, venait raser le sol 12
55 Avec lequel jamais un oiseau ne s'accorde, 12
Ce critique ingénu, levant en l'air sa corde, 12
Semblait dire : Je crois que voici le moment. 12
Oh ! souvent, cœur naïf, quand si violemment 12
Nous meurtrissons le vers qui boite, et sans mesure 12
60 Quand nous violentons le mètre et la césure 12
Comme un vent furieux tourmente l'eau d'un lac, 12
Je pense à toi, brave homme, ô bourreau d'Eisenach ! 12
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