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Théodore de BANVILLE
RIMES DORÉES
1875
Pas de Feuilleton
A Ildefonse Rousset
I
Mon cher directeur, je modère 8
Les élans de ma verve, et si 8
Mon feuilleton hebdomadaire 8
Fait relâche cette fois-ci ; 8
5 Le cher caprice étant mon hôte, 8
Si je me dorlote, en fumant, 8
Les pieds sur mes chenets, la faute 8
En est aux Dieux. Voici comment : 8
Toujours les directeurs ordonnent 8
10 Poliment de me convier 8
A toutes les fêtes qu'ils donnent : 8
Mais du premier au neuf janvier, 8
A Paris, ville des lumières 8
Où Jocrisse lui-même est fin, 8
15 Nous avons vécu sans premières 8
Représentations. — Enfin, 8
Moi qui griffonne avec bravoure 8
Et qui n'ai jamais déserté, 8
Voici qu'une fois je savoure 8
20 Les douceurs de la liberté. 8
Je vis, je pense, je m'amuse, 8
Rime d'or, avec ton fuseau ; 8
Je fais ce que je veux ; ma Muse 8
Peut ouvrir ses ailes d'oiseau, 8
25 Et je l'embrasse, et pour renaître 8
Avec elle au sacré vallon, 8
Je m'envole par la fenêtre 8
Au charmant sabbat d'Apollon, 8
Où le dieu fauve, qui viole 8
30 Tous les vieux préceptes connus, 8
Joue en riant de la viole, 8
Parmi les vierges aux bras nus ! 8
Et je ne vois plus de premières 8
Représentations, — avec 8
35 Les bouquets de roses trémières 8
Qui montent sur le temple grec, 8
Avec les acteurs dont le crime 8
Est de mêler, pitres fervents, 8
Des couplets dépourvus de rime 8
40 Et des accords de chiens savants ! 8
Je ne vois plus ces avant-scènes 8
Qui ne s'obtiennent qu'à grands frais, 8
Où s'étalent des femmes saines 8
En petits cheveux beurre frais, 8
45 Maïs, jonquille, jaune soufre, 8
Ou bien roses comme les soirs 8
Du mois de juin. (Mon cœur en souffre, 8
Qu'on me ramène aux cheveux noirs !) 8
II
Je ne vois plus les troupes chères 8
50 Des gandins aux gilets ouverts 8
Ainsi que des portes cochères, 8
Gens si pâles qu'ils en sont verts, 8
Et qui, dans leurs cheveux, qu'admirent 8
Les demoiselles sans soucis, 8
55 Avec art sur leur front se tirent 8
Une raie entre les sourcils. 8
Je ne vois plus, narguant la plèbe, 8
Corselets ornés sur les flancs, 8
Leurs habits noirs comme l'Érèbe, 8
60 Où fleurissent des lilas blancs ! 8
Ni cette loge où dans sa grâce 8
Triomphe Blanche d'Antigny, 8
Rose et lys vivant, et plus grasse 8
Qu'un perdreau truffé par Magny ! 8
65 Errant au gré de ma folie 8
Au Pinde où toujours ruissela 8
Notre amoureuse Castalie, 8
Je ne vois rien de tout cela, 8
Et sur la pelouse enchantée 8
70 Je vais dans le zéphyr ami, 8
Aussi libre qu'un Prométhée 8
Dont le vautour s'est endormi. 8
A mes pieds que Phoebos délie, 8
Cherchant mes fers, galérien 8
75 De la vendangeuse Thalie, 8
O bonheur ! je n'y sens plus rien. 8
Car depuis huit jours les théâtres, 8
Certes, jamais vous ne l'auriez 8
Pu croire, — ont des succès folâtres 8
80 En rabâchant sur leurs lauriers. 8
Moi donc, oiseau du ciel antique, 8
Pâle cygne du lac profond 8
Couvert d'une peau de critique, 8
Je puis ignorer ce qu'ils font. 8
85 J'ai le droit de voir tout en rose, 8
O mes épithètes, dormez ! 8
Et sur mon magasin de prose 8
J'écris : Les bureaux sont fermés. 8
Que Macaire, orné d'un emplâtre, 8
90 Fasse traîner sur son talon 8
La rouge pourpre, ô Cléopâtre ! 8
Dont il a fait un pantalon ; 8
Que Devéria, pour les merles 8
Qui voudraient être ses amants, 8
95 Étale des mètres de perles 8
Et des boisseaux de diamants ; 8
Qu'elle montre, svelte et farouche, 8
Un mollet dont Paris est fou, 8
Et que les perles de sa bouche 8
100 Nuisent à celles de son cou ; 8
Que, séduisant jusqu'aux Titanes, 8
Après sa moustache Capoul 8
Traîne encore plus de sultanes 8
Qu'un pacha n'en garde à Stamboul ; 8
105 Que ce monde-là vole ou rampe, 8
Afin de ravir les humains, 8
Devant les flammes de la rampe, 8
Tant pis, je m'en lave les mains. 8
Seigneur ! je me soucie, en somme, 8
110 D'Hermione et de Camargo 8
Ainsi qu'un poisson d'une pomme, 8
(Comme l'a dit Victor Hugo.) 8
III
Car dans un décor où l'air joue 8
Et que n'a pas brossé Cambon 8
115 Je me promène, je l'avoue. 8
Certes, ma franchise a du bon, 8
Mais j'en prévois les conséquences ; 8
Donc vous voulez, mon cher Rousset, 8
Savoir où je prends mes vacances ? 8
120 Eh bien ! je vais vous dire où c'est. 8
Dans les bois où glapit l'hyène, 8
Je suis, libre de tout lien, 8
La divine Thessalienne, 8
La grande chasseresse, — ou bien 8
125 Ariel me prend dans la nue 8
Et permet que je me rende à 8
L'île où sur son épaule nue 8
Il vient caresser Miranda ; 8
Où, dans un jardin que dévaste 8
130 Le lierre avec sa frondaison, 8
Je courtise, rival d'Éraste, 8
Ascagne habillée en garçon ; 8
Ou bien, — car, pour mon esprit, toutes 8
Les chimères ont des appas, 8
135 Et je connais toutes les routes 8
Des pays qui n'existent pas, 8
Mes chagrins anciens faisant trêve, 9
Joyeux, n'étant plus endetté, 8
Aux côtés d'Hermia, je rêve 8
140 Le songe d'une nuit d'été ; 8
Ou, pendant de longues journées, 8
J'entends Roland sonner du cor 8
Dans les gorges des Pyrénées 8
Que le sang baigne, — ou bien encor, 8
145 Dans les Ardennes ou dans l'Inde, 8
Caché par quelque vert rideau, 8
Je fais des vers à Rosalinde 8
Comme si j'étais Orlando, 8
Et je la chéris, inhumaine, 8
150 En dépit du : Qu'en dira-t-on ? 8
Voilà pourquoi cette semaine 8
Vous n'aurez pas de feuilleton. 8
Pourtant, vous voudrez bien me rendre 8
Toute ma chaîne au grand complet 8
155 Et je demande à la reprendre 8
Samedi prochain, s'il vous plaît. 8
Car un vieux journaliste, en somme, 8
Ne sait pas dire : Ils sont trop verts ! 8
Et soit que, d'ailleurs, on le nomme 8
160 Romancier ou faiseur de vers, 8
Ce qu'il aime, c'est la patrie, 8
C'est le parfum, jamais banal, 8
Qu'a notre encre d'imprimerie, 8
Et l'atmosphère du journal. 8
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