Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
RIMES DORÉES
1875
Une Fête chez Gautier
I
Hier, — doux remède à nos maux ! — 8
Thalie, ivre et fuyant la prose, 8
Chez le poëte des Émaux 8
Avait planté sa tente rose. 8
5 Le Caprice, qu'il a chanté, 8
Riait, sylphe au léger costume, 8
Coiffé du tricorne enchanté, 8
Et caressait Pierrot posthume. 8
Rayée en façon de satin, 8
10 Une salle en toile, folâtre 8
Comme un habit de Mezzetin, 8
Enfermait le petit théâtre. 8
D'ailleurs, un luxe oriental, 8
Pour la Muse qu'on divinise, 8
15 Mirait un lustre de cristal 8
Dans un beau miroir de Venise. 8
S'il faut vous dire quels témoins 8
Encombraient ce frêle édifice, 8
L'assemblée était certes moins 8
20 Nombreuse qu'au feu d'artifice. 8
Élégante comme il convient 8
Pour écouter la Poésie 8
Quand ce bel Ange nous revient, 8
Elle était illustre et choisie. 8
25 Tant de beaux yeux, couleur des soirs 8
Ou de l'or pur ou des pervenches, 8
Faisaient passer les habits noirs 8
Masqués par des épaules blanches. 8
La littérature y comptait, 8
30 L'ancienne aussi bien que la neuve, 8
Si bien que Dumas fils était 8
Assis auprès de Sainte-Beuve. 8
II
En dépit d'un siècle traînard, 8
On avait omis la Musique, 8
35 Par la raison que c'est un art 8
Trop matériel et physique. 8
Devant l'or sacré d'Apollon 8
Que devient cette pâle étoile ? 8
Donc ce fut sans nul violon 8
40 Que l'on vit se lever la toile. 8
Les décors malins et vermeils 8
Étaient de Puvis de Chavannes : 8
Pour en rencontrer de pareils 8
On irait bien plus loin que Vannes ! 8
45 La Fantaisie et la Raison 8
S'y battaient de façon hautaine, 8
Et j'admirai que la maison 8
Fût moins grande que la fontaine. 8
J'aime ce mur d'un si haut goût 8
50 Où ce grand pot de fleurs flamboie ! 8
Mais ce que je préfère à tout 8
Et ce qui m'a comblé de joie, 8
C'est l'enseigne du rôtisseur, 8
Qui ne mérite aucun reproche : 8
55 Un saint Laurent plein de douceur 8
Achevant de cuire à la broche. 8
Pour les pièces, on les connaît : 8
C'est la Muse parant la Farce 8
De cent perles où le jour naît, 8
60 Couronne sur sa tête éparse ; 8
C'est la débauche du Rimeur, 8
Qui, le front caressé d'un lierre, 8
Avec la Nymphe en belle humeur 8
S'enivre du vin de Molière. 8
65 Jamais chasseur en ses liens 8
N'a mieux pris la rime galante ! 8
Mais parlons des comédiens : 8
Ma foi la troupe est excellente. 8
III
Malgré le Chacun son métier, 8
70 La critique ici ne peut mordre, 8
Puisque Théophile Gautier 8
Est un acteur de premier ordre. 8
Quoi ! direz-vous. — Oui, c'est ainsi. 8
On a beau porter une lyre, 8
75 Il paraît que l'on peut aussi, 8
Faisant des vers, savoir les dire. 8
Comme il a bien peur des filous ! 8
Oh ! la réplique alerte et vive ! 8
Les bons airs de tuteur jaloux ! 8
80 La bonne bêtise naïve ! 8
Les directeurs, — allez-y voir ! — 8
N'ont rien qui vaille, dans leurs bouges, 8
Ce fier Géronte en pourpoint noir, 8
En bonnet rouge, en manches rouges. 8
85 Quand à Pierrot, blanc comme un lys 8
Et sérieux comme un augure, 8
Il empruntait de Gautier fils 8
Une très aimable figure. 8
Mais vous, Colombine, Arlequin, 8
90 Inez, Marinette, Valère, 8
Taille fine, frais casaquin, 8
Amour, esprit, gaieté, colère, 8
Que dire de vos yeux mutins, 8
De la fleur sur vos fronts éclose, 8
95 De vos petits pieds enfantins, 8
De vos chastes lèvres de rose ? 8
O jeunesse ! ô pourpre de sang ! 8
Jamais ni Béjart ni de Brie 8
Avec un front suave et blanc 8
100 N'eurent la bouche plus fleurie. 8
Pour finir, louer Rodolfo 8
N'est pas une chose commode, 8
Et j'aurais besoin que Sappho 8
Me prêtât son grand rythme d'ode. 8
105 Il est flûté comme un hautbois, 8
Brillant comme une faux dans l'herbe, 8
Et son geste a l'air d'être en bois : 8
Il est terrible, il est superbe. 8
Je le vois, hélas ! j'aurais dû, 8
110 Moi qui veux la blancheur aux merles, 8
A travers ce compte rendu 8
Semer les rubis et les perles. 8
Qu'il est pâle, mon feuilleton 8
Pour cette fête sans seconde ! — 8
115 Mais je suis comme fut, dit-on, 8
La plus belle fille du monde. 8
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