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Théodore de BANVILLE
RIMES DORÉES
1875
La Lyre dans les Bois
Petit Prologue
pour une symphonie comique
I
Le musicien, fils des Dieux, 8
Est maître absolu de notre âme, 8
Et dans l'Infini radieux 8
Il l'emporte en son vol de flamme. 8
5 Il est le maître, il est le roi, 8
Sans fusils ni canons de cuivre, 8
Sans batailles pâles d'effroi ; 8
Dès qu'il ordonne, il faut le suivre. 8
Donc, il le veut, partons, fuyons, 8
10 Quittons pour ses apothéoses 8
Cette fête où dans les rayons 8
Resplendissent les lèvres roses ; 8
Cette fête aux aspects charmants 8
Où parmi les flammes fleuries 8
15 Brillent les éblouissements 8
Des femmes et des pierreries. 8
Il va, le chanteur inspiré : 8
Suivons-le d'un vol énergique 8
Au loin, sous le ciel azuré, 8
20 Dans la grande forêt magique ; 8
Au bois, où se mêlent encor 8
Sous les ombres silencieuses 8
Le divin rire aux notes d'or 8
Et les larmes délicieuses ; 8
25 Où du sein des antres profonds 8
Les oiseaux donnent la réplique 8
A des virtuoses bouffons 8
Jouant un air mélancolique. 8
Là, comme un seigneur espagnol, 8
30 Tandis que Vénus étincelle, 8
Le mélodieux rossignol 8
Se plaint d'amour à la crécelle. 8
Puis, dans un triste adagio, 8
La trompette gémit et pleure 8
35 Sur notre époque d'agio 8
Que jamais un rêve n'effleure ! 8
Caille, coucou, dans le verger 8
Tout s'évertue et bat des ailes ; 8
Et celle qui d'un pied léger 8
40 Bondit sur les herbes nouvelles, 8
La Danse, folle du tambour, 8
Brisant le lien qui la sangle, 8
Bondit, haletante d'amour, 8
Et s'envole avec le triangle ! 8
II
45 Voix, parlez aux rameaux flottants ; 8
Musique, enchante la ravine ! 8
Tenez, mesdames, de tout temps 8
Ce fut de même, j'imagine, 8
Sur l'herbe et dans les noirs ravins 8
50 Et parmi la feuillée obscure, 8
Un échange de chants divins 8
Entre la Lyre et la Nature ! 8
Au temps où les bêtes pleuraient, 8
Dans la sainte nature fée 8
55 Les lions soumis adoraient 8
Un chanteur qu'on nommait Orphée, 8
Car (dans mon rêve je le vois 8
Éveillant les antres sonores) 8
Il avait dans sa grande voix 8
60 L'éblouissement des aurores, 8
La profondeur des cieux, le son 8
Qui monte des sphères sacrées, 8
L'horreur des bois et le frisson 8
Des étoiles enamourées. 8
65 A l'Opéra l'on eût sifflé, 8
Mais les panthères et la lice, 8
N'ayant pas sur elles de clé, 8
N'y cherchaient pas tant de malice, 8
Et les tigres dans les déserts 8
70 Dédaignaient la façon banale 8
De bâiller à tous les beaux airs, 8
N'ayant pas de loge infernale. 8
Dans l'ombre des rochers épars 8
Ou groupés sous un noir mélèze, 8
75 Les onces et les léopards 8
Tout bonnement se pâmaient d'aise ; 8
En ces temps naïfs, aucun d'eux 8
N'avait peur de paraître bête, 8
Et de leurs bons mufles hideux 8
80 Ils léchaient les pieds du poëte. 8
III
Oh ! s'envoler comme Ariel ! 8
Quitter la terre avec délire, 8
Prêter l'oreille aux voix du ciel 8
Et ne pas dédaigner la Lyre ! 8
85 Pauvres gens, — qui nous enivrons 8
D'entendre une horrible Victoire 8
Mugir avec les noirs clairons, 8
Ce serait notre seule gloire ! 8
Dans ce cas-là, si nous voulions, 8
90 Nous aurions peut-être, je pense, 8
Autant d'esprit que les lions : 8
Ce serait notre récompense. 8
Rappelez-vous ce mot vanté 8
De Shakspere, qui divinise 8
95 Le doux clair de lune enchanté 8
C'est dans Le Marchand de Venise. 8
Lorenzo, qui sur tous les tons 8
Peignait son amour jeune et folle, 8
Dit à sa maîtresse : Écoutons 8
100 La musique, — ô sainte parole ! 8
Et voici que les deux amants 8
Écoutent dans la nuit sans voiles 8
Les purs concerts des instruments 8
Se mêler au chant des étoiles. 8
105 Oh ! puisque le musicien, 8
Nous emportant dans l'harmonie, 8
Nous prend, libres de tout lien, 8
Sur les ailes de son génie ; 8
Puisque, nous enivrant d'accords, 8
110 Nous pouvons avec un sourire 8
Entendre la harpe et les cors, 8
Comme les amants de Shakspere, 8
Faisons comme eux : envolons-nous 8
Au delà du monde physique, 8
115 Et, comme dit en mots si doux 8
Le maître, — écoutons la musique ! 8
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