Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
OCCIDENTALES
1875
Ancien Pierrot
Hommes hideux, et vous dont Amour fait sa gloire, 12
Femmes ! je vous dirai ma déplorable histoire. 12
J'étais Pierrot. — Comment ! Pierrot ? — Mais oui, Pierrot. 12
J'étais Pierrot. Voler au rôtisseur son rôt, 12
5 Dérober des poissons aux dames de la Halle 12
Tout en les fascinant d'un œil tragique et pâle, 12
Boire, manger, dormir, tels étaient mes destins, 12
Et je goûtais l'ivresse énorme des festins ! 12
Plus blanc que l'avalanche et que l'aile des cygnes, 12
10 J'étais spirituel et je parlais par signes. 12
Avec mon maître, vieux et sinistre coquin, 12
Nous poursuivions dans les campagnes Arlequin 12
Et sa délicieuse amante Colombine. 12
Mais dès que je levais contre eux ma carabine, 12
15 Sur un fleuve brillant comme le diamant 12
Ils s'enfuyaient dans des nefs d'or. C'était charmant. 12
Nous nous rencontrions parfois. Moins doux qu'Arbate, 12
J'assommais Arlequin avec sa propre batte. 12
Colombine, fuyant la cage et le réseau, 12
20 M'effleurait, en son vol tremblant, comme un oiseau ; 12
Je prodiguais, parmi les cris et les tumultes, 12
A Cassandre ébloui, des coups de pied occultes ; 12
Je riais, et la fée Azurine parfois, 12
A l'heure où le soleil teint de pourpre les bois, 12
25 Faisait jaillir pour moi, parmi les fleurs écloses, 12
Des pâtés de lapin dans les buissons de roses ! 12
Oh ! la fée Azurine ! Un jour, — ô mon pinceau, 12
Reste chaste ! — sur l'herbe, auprès d'un clair ruisseau, 12
Je la surpris dormant, sa poitrine de neige 12
30 A découvert. J'étais Pierrot. Que vous dirai-je ? 12
Sur ces lys, — un malheur est si vite arrivé ! 12
Je mis ma lèvre, hélas ! Puis je récidivai, 12
Trois fois. J'étais Pierrot. Mais la fée adorable 12
S'éveilla toute rouge, et me dit : Misérable, 12
35 Deviens homme ! Aussitôt, — prodige horrible à voir ! 12
Je sentis sur mon dos pousser un habit noir. 12
Comme si j'eusse été Français, Tartare ou Kurde, 12
Il me vint des cheveux, cette parure absurde ; 12
Sur mon front je sentis passer le badigeon 12
40 Qui rougit l'écrevisse, et comme le pigeon 12
Qui chante lorsqu'il frit dans une casserole, 12
J'eus cette infirmité stupide, la parole. 12
Oui, je parle à présent. Je fume des londrès. 12
Tout comme Bossuet et comme Gil Pérès, 12
45 J'ai des transitions plus grosses que des câbles, 12
Et je dis ma pensée au moyen des vocables. 12
Tels s'enfuirent ma joie et mon bonheur perdu. 12
Mais, dis-je à la cruelle Azurine, éperdu, 12
Souffrirai-je longtemps cette angoisse mortelle ? 12
50 Redeviendrai-je pas Pierrot ? — Si, me dit-elle. 12
Je ne veux pas la mort du pécheur. Quand les vers 12
Se vendront ; quand, disant : Les raisins sont trop verts ! 12
Le baron de Rothschild, abandonnant le mythe 12
De l'or, embrassera la carrière d'ermite ; 12
55 Lorsque les fabuleux académiciens 12
Ne mettront plus d'abat-jour verts ; quand les anciens 12
Romantiques, trouvant Hernani par trop raide, 12
Pâmeront de bonheur sur les vers de Tancrède ; 12
Quand on ne verra plus, chez les Turcs, le vizir 12
60 Étrangler des sultans ; quand, suivant sans plaisir 12
Les nymphes aux cheveux maïs, faisant fi d'elles, 12
Tous les maris seront à leurs femmes fidèles ; 12
Quand la flûte prendra la place des tambours ; 12
Lorsque enfin les bourgeois, ces habitants des bourgs 12
65 Qui, dans l'Espagne en feu comme dans le Hanovre, 12
Furent extasiés par Le Convoi du Pauvre, 12
Aimeront Delacroix et les ciels de Corot, 12
Toi, tu redeviendras Pierrot. — Grands dieux ! Pierrot ! 12
Je serai de nouveau Pierrot, fée Azurine ! 12
70 Criai-je ; et cette fois, au lieu de sa poitrine 12
Je baisai sa chaussure, et mis ma lèvre sur 12
Le pan resplendissant de sa robe d'azur ! 12
A présent, me voilà rassuré. Plus de chutes. 12
Les soldats voudront bien marcher au son des flûtes. 12
75 Pourquoi pas ? Tout va bien. Je sens pâlir ma chair. 12
Les vers, à ce qu'on dit, vont se vendre très cher 12
Dans trois jours. Le baron de Rothschild, je l'accorde, 12
N'a pas encore pris la bure et ceint la corde ; 12
Mais nous avons tous nos projets. Il a les siens. 12
80 Nos seigneurs, messieurs les académiciens, 12
Pareils à de vieux Dieux dans leur caverne noire, 12
Ornent encor d'abat-jour verts leurs fronts d'ivoire ; 12
Mais on doit en nommer de jeunes ce mois-ci. 12
Les romantiques, peuple en sa faute endurci, 12
85 Jusqu'ici ne sont pas accourus à notre aide ; 12
Mais ils diront bientôt : La flamme est dans Tancrède, 12
Et quant à Hernani, ce n'est qu'un feu grégeois. 12
Delacroix et Corot prennent chez les bourgeois, 12
Positivement. L'art dans leurs locaux motive 12
90 Les éclairs du Progrès, cette locomotive. 12
Les cocottes, Souris, Chiffonnette et Laïs, 12
Renoncent aux cheveux beurre frais et maïs ; 12
Depuis lors, moins friands de leurs épithalames, 12
Beaucoup de maris sont fidèles à leurs femmes. 12
95 Donc, en dépit du mal que m'a fait l'archerot 12
Amour, je vais bientôt redevenir Pierrot ! 12
O mes aïeux ! ce noir habit va disparaître 12
De mon dos frémissant ; de nouveau je vais être 12
Muet comme une carpe, et je ferai des sauts 12
100 De carpe également, pour étonner les sots. 12
Oui, ta prédiction s'accomplit, Azurine ! 12
Mon teint moins agité prend des tons de farine ; 12
Je suis comme tous les ténors, je perds ma voix ; 12
Et je ris déjà comme un bossu, quand je vois 12
105 Pâlir mon nez, pareil à celui de la lune. 12
Les femmes accourront. — Qu'il est beau ! dira l'une, 12
Et j'aurai des effets de neige sur mon front. 12
Et lorsque les petits enfants apercevront 12
Mon visage embelli d'une blancheur suprême, 12
110 Ils diront : J'en veux. C'est de la tarte à la crème ! 12
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