Métrique en Ligne
BAN_13/BAN553
Théodore de BANVILLE
OCCIDENTALES
1875
Satan en colère
C'est perdre le bruit et le feu :
Je le sais, moi qui fus un dieu !
Victor Hugo,Le Danube en colère.
Satan, criant miséricorde, 8
Appela d'abord au secours 8
En voyant s'augmenter la horde 8
Qui, grâce à nous, chez lui déborde, 8
5 Si bien que ses grils sont trop courts ! 8
Ensuite, il nous fit ce discours : 8
Faut-il donc que je vous proscrive, 8
Mortels que jadis j'attrapais ! 8
C'est effrayant ce qu'il m'arrive 8
10 De gens sur l'infernale rive, 8
Tassés, pressés en rangs épais, 8
Depuis que vous êtes en paix ! 8
Vous le savez, comme j'imite 8
Les fables des temps primitifs, 8
15 Les damnés, — on connaît ce mythe, 8
Cuisent chez moi, dans la marmite 8
Que j'ai prise dans les motifs 8
Des vieux poëtes inventifs. 8
Et, lorsque de rire je pouffe, 8
20 Malheur à qui touche à ce pot ! 8
Mais, — voici le comique bouffe ! 8
Dans mon pot-au-feu l'on étouffe 8
Depuis que votre chassepot 8
A fait l'ancien fusil capot ! 8
25 On n'y peut plus tenir à l'aise, 8
Depuis que vos engins hideux, 8
Fusils Bonnin et fusils Dreyse, 8
Font rouler jusqu'à ma fournaise 8
Un tas de passants hasardeux, 8
30 Qui tombent là, coupés en deux ! 8
Grâce enfin pour ma casserole ! 8
Chacun de vous est le Colomb 8
D'une nouvelle arme à virole ; 8
Vous vous foudroyez au pétrole 8
35 Avec infiniment d'aplomb : 8
C'est une débauche de plomb ! 8
Eh ! quoi, Dumanets sans vergogne, 8
Croyez-vous que nous ricanons, 8
Quand là-haut votre clairon grogne, 8
40 En voyant la folle besogne 8
Que me préparent vos canons, 8
Dont je ne retiens pas les noms ! 8
On prétend que j'emmagasine 8
Tout ce que détruira le fer ! 8
45 Dis, si tu veux, que je lésine, 8
Tas de fous ! mais, dans ma cuisine 8
Où flambe un feu joyeux et clair, 8
Je n'ai plus de place en enfer ! 8
J'étais gai comme Diogène ; 8
50 J'engraissais comme un alderman ! 8
Vais-je, pour qu'on me morigène, 8
Exproprier ce qui me gêne, 8
Comme votre baron Haussmann, 8
Moi bon vivant et gentleman ! 8
55 Ah ! tu t'égorges, saltimbanque, 8
Genre humain encore au maillot ! 8
Toujours des morts ! — La place manque ; 8
S'il en vient un, je vous le flanque 8
(Fût-il juif, turc ou parpaillot) 8
60 Dans le paradis de Veuillot ! 8
Là, vêtu d'une simple écharpe, 8
Jusqu'à l'éternité sans fin, 8
Ainsi qu'au concert Contrescarpe, 8
Il entendra des airs de harpe 8
65 Grattés par ce doux Séraphin, 8
Et s'il s'amuse, il sera fin ! 8
Mais, pauvre ver, pour deux aurores, 8
Vis tranquille sur ton mûrier ! 8
Pourquoi faut-il que tu t'abhorres, 8
70 Frêle insecte, et que tu dévores, 8
En croyant mâcher du laurier, 8
Tout le plomb que vend l'armurier ! 8
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