Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
OCCIDENTALES
1875
La Criminelle
I
Et je vis un sombre cachot, 8
Où, parmi les noires tentures, 8
Grinçait dans l'air humide et chaud 8
Tout un appareil de tortures. 8
5 Là, plus vermeils que des rosiers 8
Au mois de juin, le long des porches 8
Frémissent de sanglants brasiers, 8
Qui font pâlir le feu des torches. 8
J'entends des bruits mystérieux 8
10 Gémir, pareils au cri des goules 8
Dans la nuit, et je vois des yeux 8
Briller par les trous des cagoules. 8
Quel criminel, géant ou nain, 8
Va venir ? Mon cœur, tu frissonnes ! 8
15 Est-ce le boucher Avinain, 8
Ou Dumolard, tueur de bonnes ? 8
Certes, quelque rustre endurci, 8
Faisant horreur à la lumière, 8
Et lâche, et hideux. — Non, voici 8
20 L'accusée. Elle est belle et fière. 8
Elle fait la nique aux valets ; 8
C'est une commère gauloise, 8
Et le rire de Rabelais 8
Éclaire sa lèvre narquoise. 8
25 C'est la Presse. — Avec loyauté, 8
Elle brave, sous l'œil du sbire, 8
Les ténèbres, étant clarté, 8
Et la grimace, étant sourire ! 8
Elle accueille, sans nul tourment, 8
30 L'âpre ferraille qui la froisse 8
Et le lourd Avertissement 8
Fameux comme poire d'angoisse ; 8
Elle voit, sans effroi marqué, 8
Les crocs, les brodequins, les pinces, 8
35 Et le glaive Communiqué, 8
Très célèbre dans les provinces, 8
Admirant avec sérieux 8
Qu'on ait pu sauver du naufrage, 8
Et garder, pour les curieux, 8
40 Tous ces bibelots d'un autre âge ! 8
II
Mais, feuilletant son agenda, 8
Grattant son large nez en truffe, 8
Apparaît un Torquemada, 8
Moitié Satan, moitié Tartuffe. 8
45 O toi, malheur de mes neveux ! 8
Qui fais (même sur la Vulgate !) 8
Plus de clarté que je n'en veux ! 8
Démon rusé ! Bête écarlate ! 8
(Dit-il,) esprit de l'Imprévu, 8
50 Qu'il faudrait traîner sur des claies, 8
Puisque, sans toi, l'on n'aurait vu 8
Ni les reptiles, ni les plaies ! 8
Toi qui, jusque chez les Lapons, 8
Causes, faisant le mauvais pire, 8
55 O magicienne, réponds : 8
Qu'as-tu fait du premier Empire ? 8
Hélas ! dit la Presse, en rêvant 8
Devant la bizarre figure, 8
On ne m'écoute pas souvent ! 8
60 Ce n'est pas moi, je vous le jure, 8
Qui l'envoyai, vers les déserts 8
Où brille la glace épaissie, 8
Succomber sous les noirs hivers, 8
Dans les neiges de la Russie ! 8
65 Parlons du royaume des Lys, 8
(Fit le juge, non sans adresse.) 8
Dis, qu'as-tu fait de Charles Dix ? 8
Hélas ! brave homme, dit la Presse, 8
Ce pauvre vieillard, qui fut roi, 8
70 Enterra de tristes semences : 8
Mais, crois-le bien, ce n'est pas moi 8
Qui lui dictai ses Ordonnances ! 8
III
Or, dans le cachot plein de nuit, 8
Comme cet interrogatoire 8
75 Continuait, toujours conduit 8
Par le Tartuffe en robe noire, 8
On entendait, comme en enfer, 8
Dans un coin de la sombre usine, 8
Un bruit de marteau sur le fer, 8
80 Venu de la chambre voisine ; 8
Et l'on pouvait voir, inondant 8
Une torche qui semblait morte, 8
Les reflets d'un brasier ardent 8
Rougir les fentes de la porte. 8
85 Alors moi, saisi de stupeur 8
Devant cette flamme irisée, 8
Je m'avançai. — N'as-tu pas peur ? 8
Dis-je tout bas à l'accusée. 8
La Gauloise leva son front 8
90 Plus droit que celui des grands chênes. 8
J'entends bien que, pour mon affront, 8
On forge de nouvelles chaînes ; 8
Peut-être on invente ce jeu 8
Pour me faire mourir, dit-elle ; 8
95 Mais un point me rassure un peu… 8
C'est que je me sais immortelle ! 8
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