Métrique en Ligne
BAN_13/BAN544
Théodore de BANVILLE
OCCIDENTALES
1875
Inventaire
Je vis, noyé dans l'ombre noire, 8
Un spectre, déjà fort ancien, 8
Qui montrait son crâne d'ivoire, 8
Comme un académicien. 8
5 Il semblait un roi de Pergame, 8
Et ses sourcils vertigineux, 8
Longs comme des cheveux de femme, 8
En s'emmêlant faisaient des nœuds. 8
Entre ses doigts, blanche et fatale, 8
10 Et plus fragile qu'un roseau, 8
Une mourante aux bras d'opale 8
Se débattait comme un oiseau. 8
Comme il l'entraînait vers l'abîme, 8
Mon regard curieux et net 8
15 Sur le front de cette victime 8
Lut : Mil huit cent soixante-sept. 8
L'instant d'après elle était morte, 8
Et le vieillard aérien 8
Me dit : Je suis le Temps. J'emporte 8
20 Ce qui ne vous sert plus à rien. 8
Oh ! s'il en est ainsi, (lui dis-je 8
Sans quitter l'ombre où je songeais,) 8
Père, complète le prodige : 8
Emporte encor d'autres objets ! 8
25 Emporte décidément, comme 8
Bagage désormais vieillot, 8
La vertu de monsieur Prudhomme 8
Et l'humilité de Veuillot ! 8
Emporte aux astres en démence 8
30 L'ode épique de Belmontet, 8
Qui naguère, d'une aile immense, 8
Aussi haut que Babel montait ! 8
Emporte la noire faconde, 8
Amendements et mandements, 8
35 Qui chaque matin nous inonde, 8
Si prodigue en débordements ! 8
Prends les refrains de Francis Tourte ! 8
Même avec eux, puissant démon, 8
Emporte la culotte courte 8
40 Du silencieux Darimon. 8
Et, si tant est que tu le puisses, 8
Sur l'ouragan, ton noir cheval, 8
Emporte le maillot à cuisses 8
De mademoiselle Delval ! 8
45 Emporte, noir tas de couleuvres 8
Qui te couvriront le poitrail, 8
Rocambole, et toutes les œuvres 8
De monsieur Ponson du Terrail, 8
Sombre amas, pile gigantesque, 8
50 Plus haute que l'Himalaya, 8
Et joins-y tout le chœur grotesque 8
Des pièces que lima Laya ! 8
Puis, emporte, avec ses paroles 8
Où grince l'hiatus cuisant, 8
55 Le hideux bruit de casseroles 8
Qui se dit musique — à présent ! 8
Emporte avec idolâtrie 8
Le grand serpent de mer privé, 8
Les articles de La Patrie, 8
60 Les Suzannes de Legouvé ! 8
Délires, bêtises, huées, 8
Lâches attaques des jaloux, 8
Emporte tout dans les nuées ! 8
Mais, ô bon vieillard, laisse-nous 8
65 L'ardeur du vrai, l'amour du juste, 8
Ce lys qui sans tache fleurit, 8
La grande poésie auguste, 8
Les belles fêtes de l'esprit ! 8
Laisse-nous la sainte ironie, 8
70 La patience, la fierté, 8
Le culte obstiné du génie, 8
L'amour de l'âpre Liberté, 8
Et le dédain de la souffrance 8
Qui tient nos regards éblouis, 8
75 Et tout ce que nous nommions France 8
En des âges évanouis, 8
Lorsque la lèvre de l'Aurore 8
Baisait nos cheveux soulevés, 8
Et que nous n'étions pas encore 8
80 La France des petits crevés ! 8
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