Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
IDYLLES PRUSSIENNES
1871
Le Lion
Il fait nuit noire au fond de l'antre, 8
Où nul rayon ne vient fleurir, 8
Et c'est là, couché sur son ventre, 8
Que le grand Lion va mourir. 8
5 Sa longue chevelure pâle 8
S'affaisse sur son corps tremblant, 8
Et voici déjà que le râle 8
Sort de sa poitrine, en sifflant. 8
Or le Renard, plein de génie, 8
10 Vient, ainsi qu'un lâche irrité, 8
Insulter à cette agonie 8
Avec un cynisme effronté. 8
Il dit au Lion : — Pauvre Sire ! 8
La vie heureuse et libre fuit 8
15 Ton front plus blême que la cire, 8
Et tu vas rouler dans la nuit ! 8
Dans ta prunelle douloureuse 8
Que jadis caressait l'air pur, 8
Tu n'auras plus que l'ombre affreuse, 8
20 Sans astre, ni plafond d'azur. 8
Tu subiras l'éternel jeûne 8
Et les noirs épouvantements ; 8
Et moi je vivrai, je suis jeune ! 8
Je courrai dans les bois charmants, 8
25 Rapide, en mon ardeur furtive 8
Plongeant mes yeux dans l'horizon, 8
Et buvant aux ruisseaux d'eau vive 8
Qui murmurent dans le gazon ! 8
A moi l'inexprimable joie, 8
30 Quand j'aurai, grâce à mes talents, 8
Guetté, surpris ma faible proie, 8
D'en faire des lambeaux sanglants ! 8
Tel, en ce discours plein de haine, 8
Le Renard, épiant ses traits 8
35 Affaiblis dans l'ombre incertaine, 8
Triomphe du roi des forêts. 8
Mais lui, levant son œil où brille 8
Un rayon presque évanoui, 8
En écoutant ce Mascarille, 8
40 Il bâille avec un sombre ennui, 8
Et fier à son heure dernière 8
Comme un prince dans Ilion, 8
Il dit, secouant sa crinière : 8
Je meurs, mais je suis le Lion ! 8
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