Métrique en Ligne
BAN_10/BAN453
Théodore de BANVILLE
IDYLLES PRUSSIENNES
1871
La Flèche
Germains ! venus de vos royaumes 8
Avec un détestable espoir, 8
Voyez-vous ce chœur de fantômes 8
Qui semblent sortir du ciel noir ? 8
5 Blêmes sur les vagues ténèbres, 8
Ils souffrent d'horribles tourments 8
En voyant vos exploits funèbres, 8
Et ce sont les grands Allemands ! 8
C'est Herder et c'est Kant, génies 8
10 Parmi le peuple des esprits ; 8
C'est Lessing, dont vos gémonies 8
Excitent le noble mépris ; 8
C'est Goethe, dont le front splendide 8
Sur vous comme un astre avait lui, 8
15 Qui de son regard de Kronide 8
Vous foudroie, et c'est, après lui, 8
Ce roi d'une foule éternelle, 8
Ce pur, ce glorieux Schiller 8
Baissant jusqu'à vous sa prunelle 8
20 D'où jaillit un farouche éclair. 8
O Germains ! que vos rois se louent 8
De recoudre leurs vieux États : 8
Ces divins spectres désavouent 8
Leurs lauriers et leurs attentats ! 8
25 Et lui, ce poëte lyrique 8
Dont la Muse avait déchiré 8
Toute leur pourpre chimérique ; 8
Lui, le Prussien libéré, 8
Heine, le fils d'Aristophane, 8
30 Sous le succès empoisonneur 8
Voit, comme une fleur qui se fane, 8
Se sécher votre antique honneur ! 8
Et, comme vos hommes de proie 8
Vantent leur triomphe, — si laid ! 8
35 En son inextinguible joie 8
Il en rit, comme un dieu qu'il est ! 8
Puis le front tourné vers la horde 8
Que mènent monsieur de Bismarck 8
Et son vieux maître, il tend la corde 8
40 Effrayante de son grand arc, 8
Et, visant à leurs cœurs de glace, 8
Vengeur dédaigneux et serein, 8
De sa main charmante il y place 8
Une flèche, lourde d'airain. 8
45 Ou si ce n'est lui, c'est son ombre 8
Qui fait cet exploit d'Apollon. 8
Archer vainqueur, sur le tas sombre, 8
Plus rapide qu'un aquilon, 8
Il lance la Rime avec joie, 8
50 En secouant ses cheveux roux, 8
Et dans l'air s'envole et flamboie 8
Le messager de son courroux. 8
Ah ! vos maîtres à l'âme sèche ! 8
Ils emporteront dans leur chair 8
55 Le dard aigu de cette flèche 8
Jusqu'au pays qui leur est cher ! 8
Les conquérants, bouchers en fête, 8
Se plaisent au charnier sanglant, 8
Mais le justicier, le poëte 8
60 Leur décoche le trait sifflant, 8
Et c'est pour toujours qu'il les blesse ! 8
La morsure du fer vermeil 8
S'empare d'eux et ne leur laisse 8
Jamais ni repos ni sommeil. 8
65 Éternel outil de martyre, 8
Même dans le songe enflammé, 8
La cruelle flèche du Rire 8
Accroît leur mal envenimé, 8
Et la puissante main d'Hercule 8
70 Ne leur ôterait pas du flanc 8
Le dard terrible et ridicule 8
Qu'ils teignent toujours de leur sang. 8
logo du CRISCO logo de l'université