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Théodore de BANVILLE
IDYLLES PRUSSIENNES
1871
Les deux Soleils
Comme deux rois amis, on voyait deux soleils
Venir au-devant l'un de l'autre.
Victor Hugo,Le Feu du Ciel.
Celui qu'une noire tribu 8
De sauterelles accompagne, 8
Le vaillant roi Guillaume a bu 8
Quelques bouteilles de champagne. 8
5 Il rit. Pas de rébellion 8
Dans sa toute-puissante armée, 8
Et dans sa tête de lion 8
Monte la joyeuse fumée. 8
Héros que l'Épouvante suit, 8
10 Rêvant carnage et funérailles, 8
Il erre tout seul dans la nuit 8
A travers le parc de Versailles. 8
Et fier comme un dieu sur son char, 8
Il se voit, lui, faiseur de cendre, 8
15 Avec le laurier de César 8
Et la crinière d'Alexandre. 8
Il erre, exprimant sous le ciel 8
Sa joie aux astres exhalée 8
En des mots plus doux que le miel ; 8
20 Mais voici qu'au bout d'une allée 8
De charmille, vert corridor, 8
Il voit, doré jusqu'à la nuque, 8
Un fantôme ruisselant d'or 8
Coiffé d'un spectre de perruque. 8
25 C'est Louis Quatorze. Le Roi 8
Soleil, qui n'est plus qu'un fantôme, 8
Dit sans colère et sans effroi 8
Ces paroles au roi Guillaume : 8
Salut, mon frère. J'ai connu 8
30 L'orgueil de semer les désastres ; 8
J'étais comme un Apollon nu, 8
J'étais Soleil parmi les astres. 8
Je lançais, entouré de feu, 8
Sur les peuples, foules serviles, 8
35 Mes flèches d'or, ainsi qu'un dieu ; 8
J'étais le grand preneur de villes. 8
J'allais traitant les potentats 8
Comme l'arbre aux minces ramilles, 8
Taillant à mon gré les États 8
40 Et la figure des charmilles. 8
Je buvais le vin de l'amour 8
Sur les lèvres de La Vallière, 8
Et c'est moi qui faisais le jour, 8
Et j'avais pour valet Molière ! 8
45 Infirme et vieux, sous mon talon 8
Je foulais encore les cimes 8
Avec le masque d'Apollon, 8
Et mes flatteurs aux voix sublimes 8
M'appelaient encore Soleil 8
50 En leurs phrases que le temps rogne, 8
Quand, déjà fétide et vermeil, 8
Je n'étais plus qu'une charogne. 8
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