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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE TROISIÈME
À AUGUSTE SUPERSAC
Auguste, mon très bon, qui toujours as fléchi 12
Pour les yeux en amande, 6
Sais-tu qu'hier matin j'ai beaucoup réfléchi 12
Et que je me demande 6
5 Pourquoi décidément ce monde où nous rions 12
A tant de choses sombres, 6
Et pourquoi Dieu m'a mis que de faibles rayons 12
Dans un océan d'ombres ? 6
Pourquoi les champs, les prés, les montagnes, les cieux, 12
10 Les forêts, les prairies, 6
Ne sont pas tout soleil, comme ces vases bleus 12
Pleins de chinoiseries ? 6
Pourquoi près de l'éloge, ô mon alter ego ! 12
Rampe la diatribe, 6
15 Près du Musset charmant et du Victor Hugo 12
Le bourgeois et le scribe ? 6
Pourquoi la belle femme incessamment voudra 12
Être le lot d'un pleutre, 6
Et pourquoi nous allons étonner Sumatra 12
20 Par nos chapeaux de feutre ? 6
Pourquoi de la cithare et du haut brodequin 12
Le trépas se combine, 6
Et pourquoi c'est toujours ce vieux fat d'Arlequin 12
Dont s'éprend Colombine ? 6
25 Pourquoi nous achetons avec un vrai transport 12
Tant de meubles rocaille, 6
Et pourquoi dans le lit, lorsque l'amour s'endort, 12
La satiété bâille ? 6
Pourquoi tout ce qui brille est, excepté l'argent, 12
30 Un bagage inutile ? 6
Pourquoi rampe toujours au fond du lac changeant 12
Quelque hideux reptile ? 6
Quand on aurait pu faire un monde jeune et beau 12
Plein de choses sans voiles, 6
35 Où tout serait zéphyr, où tout serait flambeau 12
Et pensives étoiles ! 6
Où sur des fleuves d'or et sur l'azur sans fin 12
Des eaux mélancoliques, 6
On aurait à son gré l'épaule d'un dauphin 12
40 Pour voitures publiques ! 6
Où, comme telle Agnès avec un seul jupon 12
Notre terre étant plate, 6
On verrait d'ici luire au pays du Japon 12
Une fleur écarlate ! 6
45 Comme on retrancherait le chemin du tombeau, 12
Ce chemin où nous sommes, 6
Et qu'en ce pays-là chacun serait très beau, 12
Les femmes et les hommes, 6
L'enfant amour saurait à l'âme de chacun 12
50 Souffler ses folles gammes, 6
Et viendrait caresser d'un céleste parfum 12
Les hommes et les femmes. 6
Au lieu de nos brigands dont le flâneur risqua 12
De subir les principes, 6
55 Les routes n'auraient plus que des fleurs d'angsoka 12
Et de larges tulipes. 6
On y verrait courir sous leurs diamants lourds, 12
Et pleines de folie, 6
En souliers de satin, en robes de velours, 12
60 Rosalinde et Célie. 6
Nous serions leurs amants et leurs amphitryons, 12
Et pour nos équipages, 6
Nous autres Orlandos, nous les habillerions 12
En casaques de pages. 6
65 Alors elles iraient, en pourpoint mi-parti, 12
Chercher des coupes pleines 6
De ce nectar divin, le lacryma-christi, 12
Qui coulerait aux plaines. 6
Et comme elles seraient notre ange, notre amour 12
70 Et notre page rose, 6
Elle nous serviraient de compagnons le jour, 12
Et la nuit d'autre chose. 6
Ou bien elles auraient des arcs et des carquois 12
En chasseurs d'alouettes, 6
75 Nous diraient des chansons, rouleraient de leurs doigts 12
Nos molles cigarettes, 6
Avec la soie et l'or feraient pour les amants 12
De merveilleuses trames, 6
Déchireraient en bloc nos vers et nos romans 12
80 Et brûleraient nos drames. 6
J'oubliais de te dire, à ce qu'il me paraît, 12
Une chose importante ! 6
Comme ici-bas, chacun, où bon lui semblerait, 12
Pourrait planter sa tente, 6
85 Et libre d'être gueux et de tenir son rang 12
Sous la tiède atmosphère, 6
Sans écrire de prose et sans verser de sang 12
Y vivre à ne rien faire, 6
Tous les gens que la mort a mis sur les genoux 12
90 Et couverts de son aile 6
Pourraient se réveiller pour goûter avec nous 12
Cette vie éternelle. 6
Alors, observateurs, refaisant un travail 12
D'époques espacées, 6
95 Nous pourrions ce jour-là choisir dans le sérail 12
Des nations passées ; 6
Faire avec Cléopâtre, ange, femme et bourreau, 12
Un gueuleton insigne, 6
Et, comme Léander, aller chercher Héro 12
100 En nageant comme un cygne ; 6
Courtiser Messaline, infante aux sens troublés, 12
Très belle, quoi qu'on fasse, 6
Ou Camille, aux bras nus, qui courait sur les blés 12
Sans courber leur surface ; 6
105 Avoir Ève, Judith, Phèdre, Hélène, Thisbé, 12
Suzanne, ce prodige, 6
Marion, cette fange où l'or pur est tombé, 12
Toi, Vénus Callipyge ! 6
Il me semble que tout serait rare et profond 12
110 Dans cette fête énorme, 6
Et qu'on y trouverait son compte pour le fond 12
Autant que pour la forme. 6
Pourquoi partout le mal vient-il donc à son tour ? 12
Près du berceau la tombe, 6
115 Le bourbier près du flot de cristal, le vautour 12
Auprès de la colombe ? 6
Pourquoi l'abîme creux sous le gazon des champs, 12
Dont nos âmes sont aises ? 6
Pourquoi sous les beaux yeux et les limpides chants 12
120 Tant de choses mauvaises ? 6
C'est peut-être que Dieu, qui met le diamant 12
Dans une pierre close 6
Et le serpent sous l'herbe, a placé son aimant 12
Au fond de chaque chose. 6
125 Et, comme en chaque rêve adorable ou fatal, 12
En tout ce qui respire, 6
C'est toujours sous le bien que se cache le mal, 12
Et le beau sous le pire ; 6
Où l'un trouve à plaisir des monstres effrayés 12
130 Et des replis sans nombre, 6
L'autre voit des gazons et des chemins frayés, 12
Pleins d'harmonie et d'ombre. 6
Ainsi, quand des méchants contre le feu vainqueur 12
La colère s'édente, 6
135 Nous autres, nous savons au fond de notre cœur 12
Garder la lampe ardente. 6
Qu'ils voient dans l'avenir et couvent dans leur sein 12
Le malheur et l'envie, 6
Le calcul soucieux de quelque noir dessein 12
140 Qui leur use la vie ! 6
Mais nous, insoucieux du mal et du tombeau, 12
Tournons les yeux sans cesse 6
Vers ce que Dieu jeta de suave et de beau 12
Parmi notre paresse ! 6
145 Les chansons des oiseaux chez nous expatriés, 12
Les transparentes gazes, 6
Les tulipes en or, les champs coloriés, 12
Les caprices des vases, 6
Les lyres, les chansons, les horizons de feu, 12
150 Le zéphyr qui se pâme ! 6
Pourquoi chercher ailleurs l'azur du pays bleu ? 12
Nous l'avons dans notre âme. 6
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