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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE TROISIÈME
À MA MÈRE
Madame Élisabeth Zélie De Banville
Mère, si peu qu'il soit, l'audacieux rêveur 12
Qui poursuit sa chimère, 6
Toute sa poésie, ô céleste faveur ! 12
Appartient à sa mère. 6
5 L'artiste, le héros amoureux des dangers 12
Et des luttes fécondes, 6
Et ceux qui, se fiant aux navires légers, 12
S'en vont chercher des mondes, 6
L'apôtre qui parfois peut comme un séraphin 12
10 Épeler dans la nue, 6
Le savant qui dévoile Isis, et peut enfin 12
L'entrevoir demi-nue, 6
Tous ces hommes sacrés, élus mystérieux 12
Que l'univers écoute, 6
15 Ont eu dans le passé d'héroïques aïeux 12
Qui leur tracent la route. 6
Mais nous qui pour donner l'impérissable amour 12
Aux âmes étouffées, 6
Devons être ingénus comme à leur premier jour 12
20 Les antiques orphées, 6
Nous qui, sans nous lasser, dans nos cœurs même ouvrant 12
Comme une source vive, 6
Devons désaltérer le faible et l'ignorant 12
Pleins d'une foi naïve, 6
25 Nous qui devons garder sur nos fronts éclatants, 12
Comme de frais dictames, 6
Le sourire immortel et fleuri du printemps 12
Et la douceur des femmes, 6
N'est-ce pas, n'est-ce pas, dis-le, toi qui me vois 12
30 Rire aux peines amères, 6
Que le souffle attendri qui passe dans nos voix 12
Est celui de nos mères ? 6
Petits, leurs mains calmaient nos plus vives douleurs, 12
Patientes et sûres : 6
35 Elles nous ont donné des mains comme les leurs 12
Pour toucher aux blessures. 6
Notre mère enchantait notre calme sommeil, 12
Et comme elle, sans trêve, 6
Quand la foule s'endort dans un espoir vermeil, 12
40 Nous enchantons son rêve. 6
Notre mère berçait d'un refrain triomphant 12
Notre âme alors si belle, 6
Et nous, c'est pour bercer l'homme toujours enfant 12
Que nous chantons comme elle. 6
45 Tout poëte, ébloui par le but solennel 12
Pour lequel il conspire, 6
Est brûlé d'un amour céleste et maternel 12
Pour tout ce qui respire. 6
Et ce martyr, qui porte une blessure au flanc 12
50 Et qui n'a pas de haines, 6
Doit cette extase immense à celle dont le sang 12
Ruisselle dans ses veines. 6
Ô toi dont les baisers, sublime et pur lien ! 12
À défaut de génie 6
55 M'ont donné le désir ineffable du bien, 12
Ma mère, sois bénie. 6
Et, puisque celle enfin qui l'a reçu des cieux 12
Et qui n'est jamais lasse, 6
Sait encore se faire un joyau précieux 12
60 D'un pauvre enfant sans grâce, 6
Va, tu peux te parer de l'objet de tes soins 12
Au gré de ton envie, 6
Car ce peu que je vaux est bien à toi du moins, 12
Ô moitié de ma vie ! 6
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