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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE PREMIER
LES BAISERS DE PIERRE
La lumière des candélabres devint
blafarde et verte, les yeux des femmes
et les diamants s'éteignirent ; le rubis
radieux étincelait seul au milieu du
salon obscurci,comme un soleil dans
la brume.
THÉOPHILE GAUTIER, Onuphrius.
à Armand Du Mesnil
Sois béni, mon très cher ! Ta gracieuse lettre 12
M'a trouvé justement comme j'allais me mettre 12
Au lit. Quand sur un vers on s'est presque endormi, 12
C'est un charmant réveil qu'une lettre d'ami ; 12
5 Un carré de papier qui vient de tant de lieues, 12
Auprès du foyer rouge ou des collines bleues, 12
Vous dire les échos de la grande cité ! 12
Oh ! Cher ! En te lisant, mon cœur tout excité 12
S'élançait dans l'azur vers son Paris grisâtre. 12
10 Le feu plein de rubis qui pétille dans l'âtre, 12
La cigarette amie et le punch vigilant 12
Qui fait danser au mur un farfadet sanglant, 12
Notre bon far-niente avec nos causeries, 12
Nos divagations dans les routes fleuries, 12
15 Je voyais tout cela ! Près des riants Lignons 12
J'égarais de nouveau tous nos chers compagnons 12
Qui remplissent de vin les verres de Venise, 12
Et ces pâles enfants que mon vers divinise 12
Et dont la lèvre, prompte à nous incendier, 12
20 A pris sa folle pourpre aux fleurs du grenadier. 12
Ce que j'aime de toi, c'est que la poésie 12
Qui coule sous ta plume et qui me rassasie, 12
N'exclut aucunement ces détails parfumés 12
Qui reportent le cœur sur les objets aimés. 12
25 Tu rêves donc toujours ! Et Victor ? Il travaille. 12
Son destin est marqué, vois-tu. Vaille que vaille, 12
Il ira loin. Alfred aime toujours Jenny ? 12
Hélas ! Si, pitoyable à son rêve infini, 12
Elle entr'ouvrait le ciel à cet enfant qui souffre, 12
30 Il nous rappellerait Décius et le gouffre. 12
Il est triste pourtant, pour un beau chérubin, 12
D'avoir vu tant de fois son Ève dans le bain, 12
De l'avoir aspirée à long regard de faune, 12
Sans pouvoir défleurir le bout de son gant jaune. 12
35 Un jour qu'il ébauchait la Magdeleine en pleurs, 12
Jenny parut soudain, comme un bouquet de fleurs : 12
Le tableau saint lui plut, à la fille profane ; 12
Mais il était promis à quelque autre sultane, 12
Si bien que notre ami jeûna devant l'Éden 12
40 Qu'il se serait ouvert au seul prix d'un amen. 12
Une chose, à mon sens, qu'on doit trouver exquise, 12
C'est ce que tu me dis, cette pauvre marquise 12
Toujours en pleurs, toujours fidèle à son tourment ! 12
On dit Lutèce triste épouvantablement, 12
45 Et que dans cet ennui, dont s'augmente la dose, 12
On adore pourtant Mademoiselle Doze. 12
Un nouveau diable est-il entré dans le beffroi ? 12
Dis-moi l'événement du jour, tandis que moi, 12
Pour te conter aussi quelque nouvelle histoire, 12
50 Je fouille vainement le fond de l'écritoire. 12
Dois-je à ton préjudice, infortuné songeur ! 12
Abuser des récits que pare un voyageur ? 12
Cela m'ennuierait fort, et ce serait folie. 12
Eussé-je parcouru l'Espagne ou l'Italie, 12
55 Rien ne t'empêcherait en me laissant moi, nain, 12
De lire là-dessus Dumas, ou mieux, Janin. 12
Et d'ailleurs, à Bourbon, aux pelouses d'Avermes, 12
Dont l'Allier, fleuve d'or, arrose les dieux Termes, 12
À Souvigny, vieille urbs, où près des noirs piliers 12
60 Dorment sur leurs tombeaux d'antiques chevaliers, 12
À Moulins, sous les vieux tilleuls du cours Bérulle, 12
J'ai gardé la folie et l'amour qui me brûle. 12
Je suis toujours le même et tel que tu m'as vu, 12
De fantaisie étrange abondamment pourvu, 12
65 Joyeux, gai, chérissant la vie et son ivresse, 12
Mais plus jaloux toujours de ma blonde paresse. 12
Je continue à croire ici que les héros 12
Trouveraient dans les champs, à l'ombre des sureaux, 12
Ce qu'ils cherchent au sein des batailles rangées. 12
70 Quant aux paupières, moi, je les aime orangées. 12
Pour dormir le matin, j'aime épais les rideaux, 12
Et préfère ardemment le Bourgogne au Bordeaux. 12
Puis, n'étant pas de ceux que l'amour scandalise, 12
J'en parle volontiers chez une cidalise. 12
75 Rousse comme à Cythère, et les yeux éclatants, 12
Sa taille a beaucoup plu quand elle avait vingt ans. 12
Ainsi, je te l'ai dit, je suis toujours le même, 12
Toujours aussi français, toujours aussi bohême, 12
Toujours de bonne race enfin, dur comme un roc 12
80 Aux faiseurs, et moins fort que le bon Paul De Kock 12
Pour agencer tout seul le plan de quelque chose, 12
Du reste, chérissant l'écarlate et le rose. 12
Ma muse, à moi, n'est pas une de ces beautés 12
Qui se drapent dans l'ombre avec leurs majestés 12
85 Comme avec un manteau romain. C'est une fille 12
À l'allure hardie, au regard qui pétille ; 12
Charmeresse indolente, elle sait parfumer 12
Ses bras nus de verveine et de rose, et fumer 12
La cigarette ; elle a des étreintes lascives, 12
90 Des chastetés d'enfant et des larmes furtives. 12
Ne t'étonne donc pas que de l'ami Prosper 12
Elle ne t'ait pas fait un héros duc et pair. 12
Si le supplice lent que son loisir te forge, 12
L'ennui, te saisissait par trop fort à la gorge, 12
95 Car, par oubli sans doute, on n'a pas fait de loi 12
Contre les rimailleurs, eh bien ! Figure-toi 12
Que nous sommes encore à ces folles soirées, 12
Où nous buvions l'espoir dans les coupes dorées, 12
Où nos yeux pleins de rêve, autour du kirsch en feu, 12
100 Dans les flots de fumée avaient un pays bleu. 12
On y raillait toujours quelqu'un ou quelque chose ; 12
Nous lisions, moi, des vers, parbleu ! Toi, de la prose ; 12
Le poëte pourtant, c'est bien toi. Le passé 12
Revient, je continue un récit commencé. 12
105 Donc, Prosper apparaît. Seize ans, l'âge critique. 12
Avec un père imbu de la sagesse antique, 12
Un père homme d'esprit, là, comme on n'en voit pas, 12
Tout plein d'un vieux respect pour les quatre repas, 12
Mais qui, fort dénué du revenu des princes, 12
110 Trouvait bon de laisser son épouse aux provinces. 12
Et puis une cousine au regard enragé 12
Qui sortait chez le père aux grands jours de congé, 12
Un démon de velours, une pensionnaire 12
Dont le vainqueur d'Elvire eût fait son ordinaire. 12
115 Petits pieds andalous, braise rougeâtre aux yeux, 12
Corps de liane, bras d'ivoire, cheveux bleus. 12
Tout cela s'appelait Judith. La vierge, en somme, 12
Eût fait par son sourire un empereur d'un homme. 12
Prosper ne devint pas du tout empereur, mais 12
120 Il devint en revanche amoureux, ou jamais 12
Homme ne désira cette pourpre enchantée 12
Qui frémit sur la lèvre en fleur de Galatée. 12
Il aimait à tel point, lui, qu'il en maigrissait. 12
Comment la guérison arriva, Dieu le sait. 12
125 Ce fut d'abord un soir, sous une allée ombreuse : 12
Judith lui confia qu'elle était malheureuse, 12
Que sa petite amie aimait un monsieur brun, 12
Et qu'elle voudrait bien aimer aussi quelqu'un. 12
Notez que ce jeune homme avait deux noirs complices 12
130 De son naissant amour, oui, deux moustaches lisses 12
Comme une aile de cygne, et qu'il était rempli 12
De politesse ; enfin un jeune homme accompli. 12
Prosper lui répliqua : moi, je n'ai pas encore 12
De moustaches ; mais, vois, ma lèvre se colore, 12
135 Et j'en aurai bientôt. Si tu veux me laisser 12
T'aimer, sois ma chère âme, et je vais t'embrasser. 12
Or, Judith objecta qu'elle avait eu la fièvre, 12
Que les baisers laissaient des traces sur la lèvre, 12
Et se mit en colère avec sa douce voix, 12
140 Si bien que son cousin l'embrassa quatre fois. 12
Puis elle n'osa plus se fâcher, dans la crainte 12
D'être embrassée encor. Voyez quelle contrainte ! 12
Les choses allaient donc au mieux. S'il n'eût fallu 12
Rentrer pour le souper, tu ne m'aurais pas lu 12
145 Davantage. Le cœur de Prosper se dilate, 12
Et la fillette semble une rose écarlate. 12
Le pater Anchises, qui commence à souffrir 12
D'une superbe faim, a crié d'accourir, 12
Et jure que le soir on attrape du rhume. 12
150 Prosper prouve contra que l'exercice allume 12
L'appétit, et qu'aux nerfs il est quelquefois bon. 12
Le père, là-dessus, découpe le jambon. 12
Que ton parfum est doux, ô suave caresse ! 12
Ô bonheur encor chaste et déjà plein d'ivresse ! 12
155 Oh ! Ces regards tout pleins de billets doux, ces pieds 12
Qui se cherchent tout bas, vainement épiés ! 12
Oh ! Comme cet amour, enfant né dans les flammes, 12
Est un bon statuaire et sait pétrir les âmes ! 12
Oh ! Que tristes et longs passent les lendemains ! 12
160 Comme on invente alors, pour se tenir les mains, 12
Quelque moyen nouveau que l'on ignorait ! Comme 12
Il veut dire à la fois, le nom dont on la nomme, 12
Étoile, perle, fleur, chanson, lumière ! Et puis 12
Tu sais, on va le soir regarder dans le puits 12
165 La fleur qui de ses mains fragiles est tombée. 12
Je crois qu'on la prendrait d'une seule enjambée ! 12
Comme tout devient rose et doux ! Comme on est fier 12
Du vieux ruban flétri qu'elle portait hier ! 12
Ô démence ineffable et qui nous fait renaître ! 12
170 On en serait heureux, si quelqu'un pouvait l'être. 12
Pourquoi le cœur est-il si large et si profond, 12
Que nulle volupté n'en atteigne le fond ? 12
Pourquoi, noyé des feux d'une humide prunelle, 12
Voulons-nous embrasser la menteuse éternelle, 12
175 Et d'où vient ce désir d'être déchiqueté 12
Entre les doigts crochus de la réalité ? 12
Certes, Prosper avait une âme de poëte, 12
Mais de riches désirs bouillonnaient dans sa tête, 12
Et ses sens lui disaient que ce n'est pas assez 12
180 De la communion des regards embrassés. 12
Souvent il s'en alla dans les bruyères sombres, 12
La nuit, s'asseoir tout seul au milieu des décombres ; 12
Il s'en alla gravir le pied fangeux des monts, 12
Où les rocs dentelés semblent de noirs démons : 12
185 La lune aux yeux d'argent frissonnait. La rosée 12
Pleurait de chastes pleurs sur sa bouche arrosée ; 12
Tout semblait un joyau doux et silencieux ; 12
La terre d'émeraude et la turquoise aux cieux, 12
Et le frêle rameau tendant sa verte palme ; 12
190 Tout, excepté les sens de Prosper, était calme. 12
Au fait, comment rester tant de jours sans se voir ? 12
Vivre un jour sur huit jours, est-ce vivre ? Et le soir 12
Se quitter ! Et sentir sur une froide couche 12
La solitude avec son baiser sur la bouche, 12
195 Courtisane de marbre, et qui vient vous saisir 12
Quand votre ami la chasse aux rires du plaisir ! 12
Et ces rêves menteurs ! Et ces nuits d'insomnie, 12
Quand, près du temple où dort la chère Polymnie, 12
On rôde, l'œil fixé sur le vieux mur éteint 12
200 Qui des rayons du monde a préservé son teint ! 12
Un grand homme inconnu, joueur de chez Procope, 12
Disait que le désir est un bon microscope : 12
Or, tant de fois Prosper vint explorer le mur, 12
Que pour cet examen un soir le trouva mûr. 12
205 Il vit qu'au résumé la pente était fort douce, 12
Et les pierres d'en haut recouvertes de mousse. 12
Il alla donc trouver Judith, et lui fit part 12
De l'idée. On pouvait assiéger le rempart. 12
L'enfant sourit tout bas, baissa sur les étoiles 12
210 De ses pudiques yeux l'ébène de leurs voiles, 12
Et dit que là-dessus il fallait éclairer 12
La sous-maîtresse, afin que l'on fît réparer 12
La muraille. Tu vois qu'ils étaient loin de compte. 12
Prosper à ce mot-là devint rouge de honte. 12
215 Puis vinrent les serments, les larmes, les combats. 12
Elle écoutait si bien, et lui parlait si bas, 12
Qu'à peine si la brise avec ses ailes d'ange 12
Emporta quelques mots de ce céleste échange. 12
—Vous me faites mourir, monsieur ! —venez ici ! 12
220 —Non, je te hais ; va-t'en ! —vous croyez ? Grand merci ! 12
—Et mon honneur, monsieur ! Un mur ! La belle histoire ! 12
—Je t'aime ! —taisez-vous, démon ! —un bras d'ivoire ! 12
—Mais je n'y viendrai pas. —des yeux à s'y noyer ! 12
—Vous mentez, vous ! —je t'aime ! —oh ! Le beau plaidoyer ! 12
225 Ici la brise encor passa mystérieuse, 12
En courbant les rameaux du saule et de l'yeuse. 12
—On peut, sans être vue, en un sombre peignoir… 12
—On ne peut pas, monsieur ! —s'échapper du dortoir. 12
—Je ne t'écoute plus. —enfant ! —oh ! Dis, toi-même, 12
230 Non, tu ne voudrais pas me perdre ainsi ! —je t'aime. 12
Ces pauvres amoureux n'ont pas d'autre raison ! 12
Celle-là, par bonheur, est toujours de saison. 12
Parlèrent-ils encor ? Je ne sais trop. La brise 12
Ne les entendit plus. Mais, sur la pierre grise, 12
235 Près du mur dont la mousse a rongé les granits, 12
Elle revint un soir baiser leurs fronts unis. 12
Quelle joie, ô mon dieu ! Les heures solennelles, 12
La nuit qu'ils éclairaient de leurs chaudes prunelles, 12
Le parfum des jasmins et des pâles rosiers, 12
240 Tout prenait à la fois leurs cœurs extasiés. 12
La brise soupirait entre eux deux. Leurs paroles 12
Ne s'échangèrent plus, et puis leurs lèvres folles 12
Confirmèrent tout bas les clauses de l'hymen 12
Que la main de chacun jurait à l'autre main. 12
245 Ce fut comme un éclair où flambent deux nuages, 12
Ineffable moment que les plus durs naufrages 12
Ne sauraient arracher du cœur ! Car, si profond 12
Qu'il soit, et quelque fiel qu'il élabore au fond, 12
Quelque orage qu'un jour la passion y fasse, 12
250 Toujours ce feu céleste en dore la surface. 12
Oh ! Comme ils oubliaient le monde, cet égout ! 12
Et leurs plaisirs d'enfant, et leurs mères, et tout ! 12
Comme au baptême saint des invisibles flammes 12
Ils brûlaient leurs passés et retrempaient leurs âmes ! 12
255 Fut-ce un rare bonheur pour les sens enlacés ? 12
Oui, mais les vrais moments d'extase était passés ; 12
Car les plus doux transports sont dans l'inquiétude 12
Dont les rêves s'en vont à la béatitude, 12
Quand le cœur comprimé doute, et sous le surcroît 12
260 Du doute, se replie et se réveille, et croit ! 12
Mais quand l'illusion s'incarne tout entière, 12
Lorsque l'ange du rêve est devenu matière, 12
On ne sait plus alors ce qu'on en pensera. 12
C'est le provincial qui vient à l'opéra 12
265 Des clochers inconnus de sa verte campagne. 12
Il vient comme on viendrait au pays de Cocagne, 12
Si bien que ni le chant, ni le public choisi, 12
Ni le vol fabuleux de Carlotta Grisi 12
Et les pâles Willis avec leurs maillots roses, 12
270 Ne semblent à ses yeux de merveilleuses choses. 12
Il rêvait tout moins beau, mais quelque chose encor, 12
Et croyait au perron trouver des marches d'or. 12
C'est ainsi que l'espoir s'entoure de mensonges, 12
Et que la passion est un pays de songes 12
275 Où l'on va comme un homme enivré d'alcool. 12
Il semble qu'on va suivre un aigle dans son vol, 12
Qu'on est grand, que la joie et ses rudes atteintes 12
En râles convulsifs tordront les chairs éteintes, 12
Qu'on se relèvera tout autre ; mais souvent 12
280 On se retrouve après gros-jean comme devant. 12
Aussi lorsque j'ai soif de rage et de caresse, 12
En un mot, que je veux choisir une maîtresse 12
Telle que le dieu grec les élève à son jeu, 12
Une femme de lit, je m'inquiète peu 12
285 Des petits pieds de reine et des yeux en amandes. 12
Ce qu'il me faut, à moi, ce sont les chairs flamandes 12
Que dessinait Rubens de son hardi pinceau. 12
Quant à ces dona sol aux tailles d'arbrisseau 12
Dont les cheveux pleureurs vont en rameaux de saules, 12
290 C'est trop triste pour moi. Mais de larges épaules, 12
Des jambes d'amazone et des bras sans défaut, 12
Et des muscles de fer, voilà ce qu'il me faut ! 12
Avec son torse fier, la vénus Callipyge, 12
Comme poëme épique, est un rare prodige. 12
295 Des bandeaux moyen âge avec des yeux cernés 12
Font de sombres profils d'archanges consternés ; 12
Mais cette lèvre rouge et ce sein qui frissonne, 12
Le port majestueux que la stature donne, 12
Ces hanches aux plis durs, ces robustes appas, 12
300 Qui vous les donnera, si vous n'en avez pas ? 12
Il faut avoir jauni dans un cachot bien sombre, 12
Où de pâles serpents se caressent dans l'ombre, 12
Pour bien savourer l'air et la beauté des cieux. 12
On se blase sur tout : sur l'azur des beaux yeux, 12
305 Sur le scribe fécond, sur le pâté d'anguille, 12
Sur le chant que murmure une rieuse fille ; 12
Et toutes les beautés auxquelles nous croyons 12
Tombent au souffle impur des désillusions. 12
Le grand héros nous semble un meurtrier. Le prince 12
310 Est pour nous un flâneur venu de sa province, 12
Le politique un sot raillé par le destin, 12
La vierge une Isabelle agaçant Mezetin, 12
L'astronome savant un fou dans les étoiles, 12
Ce divin coloriste un barbouilleur de toiles ; 12
315 Nos souvenirs aimés deviennent des fardeaux, 12
Et les pauvres honteux achètent des landaus. 12
L'espérance se fait un chagrin près d'éclore, 12
L'amour un impudent marché ; le météore 12
Un lampion fumeux accroupi sur un if. 12
320 Des seins fermes et lourds, au moins, c'est positif. 12
Quoique Prosper n'eût pas dans cette nuit peut-être 12
Connu tout le bonheur qu'il rêvait sous le hêtre, 12
Lorsque le blond Phœbus parut à l'horizon, 12
Il partit, mais laissant son cœur à la maison, 12
325 Si bien que l'on trouva sa démarche légère. 12
Puis il vécut ensuite au sein d'une atmosphère 12
De bagues en cheveux, de petits billets doux, 12
Éden de souvenirs, de fleurs, de rendez-vous, 12
Qui put, malgré l'effort de la fortune humaine, 12
330 Comme dans la chanson, durer une semaine. 12
Quoi, huit jours seulement ! C'est bien peu, diras-tu. 12
Être huit jours fidèle est presque une vertu : 12
D'abord on a le temps d'écrire plusieurs stances 12
Quand on s'aime huit jours. Et puis les circonstances 12
335 Viennent souvent forcer à se quitter plus tôt 12
Qu'on ne veut. Le malheur est un grand paletot 12
Qu'endosse tour à tour chaque homme, et que sans honte 12
Prosper doit endosser à cet endroit du conte. 12
Ce conte, pour toi seul, ami, je l'ai rimé ; 12
340 Toutefois, s'il fallait qu'on le vît imprimé, 12
Sortant pour cette fois de la nuit protectrice, 12
Je m'agenouillerais aux pieds de ma lectrice, 12
Petits pieds que je vois, chaussés d'un clair velours, 12
Mollement endormis sur des coussins bien lourds ; 12
345 Charmante caution pour répondre du reste. 12
Puis en levant les yeux, je verrais sans conteste 12
Un visage adorné d'un éclat non pareil, 12
Un front d'ivoire mat et des yeux de soleil ; 12
Puis un hardi corsage, et, sur un flanc qui ploie, 12
350 Des cheveux soyeux, pleins de délire et de joie, 12
Sombres comme le noir feuillage des forêts. 12
Or, je crois que voici ce que je lui dirais : 12
Ô ma dame d'amour ! Mon amante inconnue ! 12
À qui la vérité parle ici toute nue, 12
355 Oh ! Si, réalisant tous mes rêves de fou, 12
Chère, vous me vouliez jeter vos bras au cou, 12
À l'heure où l'ombre molle endort les tubéreuses, 12
Et me donner huit nuits de vos nuits amoureuses, 12
(Éros devine alors ce que je tenterais ! ) 12
360 Ma dame, sur l'honneur, je m'en contenterais. 12
Enfin, comment cessa ce bonheur éphémère ? 12
Cela vint de Prosper. Qui l'aurait cru ? Sa mère 12
Mourut tout justement à cette époque-là. 12
Or, elle avait un frère aîné, qu'on rappela 12
365 D'exil en mil huit cent quatorze. Un gentilhomme 12
Très entiché des fleurs de lys, et brave comme 12
Bayard, au temps jadis fort bien vu de la cour. 12
La digne sœur et lui se chérissaient, et pour 12
Se réunir encor dans la main où l'on tremble 12
370 Et ne pas se quitter, ils moururent ensemble 12
De vieillesse. Prosper fut contraint de partir 12
Pour recueillir avec des sanglots de martyr 12
L'héritage de l'oncle, un fort bel héritage 12
Qui n'aurait pas tenu de Penafiel au Tage. 12
375 Ayant enfin rempli tous les devoirs que feu 12
Notre oncle, s'il fut riche, impose à son neveu, 12
Il s'entoura d'un crêpe, et prit la malle-poste, 12
Rêveur comme un lépreux de la cité d'Aoste. 12
De plus, quand il revint, son père avait quitté 12
380 Notre monde frivole et plein d'iniquité. 12
Que de morts à la fois ! C'est comme un mélodrame 12
Où les trépas fameux s'impriment à la rame, 12
Bel art au nom duquel D'Ennery mérita 12
La croix ! Prosper pleura beaucoup, mais hérita. 12
385 C'est un baume aux chagrins les plus cuisants. En somme 12
Il eût trouvé l'auteur de ses jours un brave homme, 12
Si ce pauvre vieillard à ses derniers moments, 12
Quoiqu'il eût toujours eu les meilleurs sentiments, 12
Ne se fût laissé faire une bévue exquise. 12
390 Je te le donne en cent ! Il fit… Judith marquise. 12
Afin qu'elle eût un père avec un bel hôtel, 12
Un jour il la mena toute blanche à l'autel. 12
Quant à son jeune époux, ce fut un diplomate 12
Haut, sec, raide, pompeux, monté dans sa cravate, 12
395 Droit comme un lys, couvert de croix, éblouissant, 12
Et portant de sinople au griffon d'or yssant 12
Du chef ; d'ailleurs sauvage, aimant la solitude, 12
Et voyageant toujours ; mais ayant l'habitude 12
Mauvaise de rentrer dans sa demeure à pas 12
400 De loup, toutes les fois qu'on ne l'attendait pas. 12
Pour les fleurs sans parfum, le satin et le cierge, 12
Oublia-t-elle donc ses doux serments de vierge ? 12
Son cœur fut donc un gouffre où l'on pouvait plonger 12
Ses rêves, sans que rien ne dût y surnager ? 12
405 Peut-être. Elle ne vit dans cet épithalame 12
Qu'un moyen tout trouvé de jouer à la dame. 12
Elle eut de fins chevaux, des villas, des palais, 12
Du drap rouge fort cher sur des corps de valets, 12
Et fit merveille au bois avec ses équipages. 12
410 On prétendit alors qu'elle eut même des pages. 12
Aussi ne parlons pas de ces pensionnats 12
Où l'on a le secret de charmants incarnats 12
Pour se faire monter la pudeur au visage, 12
Lorsqu'un œil indiscret vous fixe le corsage. 12
415 Oh ! Si quelqu'un lisait sous vos regards baissés 12
Tous les impurs désirs dont vous vous enlacez, 12
Courtisanes d'esprit, filles dont le corps chaste 12
Est comme un champ de fleurs que l'ouragan dévaste ! 12
Pâles virginités, vertus sans lendemain, 12
420 Laissant votre dépouille aux buissons du chemin ! 12
Écoute, le hasard, ou bien les dieux prospères 12
M'ont fait vivre un instant dans un de ces repaires. 12
J'y cherchais un écho des chants du paradis. 12
N'aurais-tu pas pensé comme je pensais, dis ? 12
425 Eh bien, souvent, le soir, caché sous des charmilles, 12
J'ai surpris le secret de quelques blondes filles, 12
J'écoutais inquiet, presque comme un amant, 12
Et j'ai senti le rouge à ma face. Vraiment 12
Il se murmure là des discours dont l'exorde 12
430 Soulèverait le cœur aux danseuses de corde ! 12
Puis, c'est là qu'on apprend le sourire qui mord 12
Et l'art si compliqué de mentir sans remord. 12
Ne crois pas que Judith fût donc embarrassée 12
Pour dire à son cousin qu'on l'avait tant forcée 12
435 Qu'elle n'avait pas pu refuser cet oison. 12
Prosper lui répliqua : vous avez bien raison, 12
Et ce n'est après tout qu'une affaire de forme, 12
Car un époux marquis reste, pourvu qu'il dorme, 12
Un meuble de salon à ne pas dédaigner. 12
440 Mais un ancien amour permet d'égratigner 12
Le papier qu'a noirci, par un affreux mystère, 12
Hymen, ce dieu qui porte un habit de notaire. 12
Tu sais que tous les deux aimaient à discuter, 12
Car nous les avons vus autrefois affronter 12
445 La nuit fraîche, sous une allée ombreuse et noire, 12
À l'heure douce où Puck dans le ruisseau vient boire ; 12
Tu sais que, tous les deux, après ces beaux discours, 12
Nous les avons trouvés dans des spasmes bien courts 12
Au fond d'un vieux jardin, sur le banc, dont la mousse 12
450 Empruntait à Phœbé sa lueur pâle et douce. 12
Après les pourparlers dont il s'agit ici, 12
Nous devons comme alors les retrouver aussi, 12
Non pas dans un jardin, nous sommes en décembre, 12
Mais au fond d'un boudoir rose et parfumé d'ambre, 12
455 Avec de gros coussins vêtus de velours verts, 12
Comme on aime à les voir dans le cœur des hivers ; 12
Boudoir fort isolé, n'ayant pour toute issue 12
Qu'une fenêtre haute assise sur la rue. 12
La nymphe du foyer devient rouge, le thé 12
460 Par Judith elle-même est bientôt apprêté, 12
Puis dans les flacons d'or le vin de Syracuse 12
Offre aux jeunes amants une charmante excuse 12
De toutes les pudeurs qu'ils pourraient oublier. 12
Oh ! Quel désir aigu les vint alors lier ! 12
465 Qu'ils allaient bien mourir dans ces voluptés sombres 12
Que l'ange de la nuit caresse de ses ombres, 12
Et dont ils connaissaient l'extase jusqu'au fond ! 12
Mais voilà le mari, diplomate profond, 12
Qui revient tout à coup, montrant sous sa paupière 12
470 L'impassible regard du convié de pierre. 12
Deux hommes sur les bras alors qu'on en veut un, 12
Certes, cela doit être un conflit importun, 12
Et l'on voudrait s'enfuir dans un autre hémisphère. 12
Pas de cachette, hélas ! Que résoudre ? Que faire ? 12
475 Encore, à l'ambigu-comique, ce serait 12
Facile, on trouverait un passage secret 12
Dans un mur féodal. Se tuer l'un ou l'autre 12
Sans pouvoir seulement dire de patenôtre, 12
C'est un moyen fossile et maintenant honni ; 12
480 D'ailleurs cela serait imité d'Antony. 12
Puis, Judith n'était pas de ces femmes novices 12
Qui prouvent leur amour avec des sacrifices, 12
Et qui donnent leur vie, en faisant peu de cas. 12
Elle jeta la lampe avec un grand fracas, 12
485 Et se mit à rugir ce cri de rage folle 12
Que hurle avec horreur la femme qu'on viole. 12
Aussitôt parut, fier comme un toréador, 12
Un suisse vert-lézard caparaçonné d'or, 12
Qui, jaloux de servir les vertus de madame, 12
490 Pour la première fois sut dégainer sa lame. 12
Comme tous les chasseurs, ce fat malencontreux 12
Des pieds de sa maîtresse était fort amoureux ; 12
Ce fut donc comme un tigre altéré de carnage 12
Qu'il arrêta Prosper, et, contre tout usage, 12
495 Le jeta sans façon par la fenêtre, avant 12
De regarder au moins s'il faisait trop de vent. 12
Madame, quand parut son noble misanthrope, 12
Eut tout juste le temps de tomber en syncope, 12
Comme une Sémélé devant son Jupiter. 12
500 Le raide commandeur demanda de l'éther. 12
L'événement courut le lendemain. La presse 12
Pour gloser sans mesure oublia sa paresse ; 12
On en parla beaucoup dans les nobles faubourgs, 12
Et Judith fut malade au moins quinze grands jours. 12
505 Descendons si tu veux dans la rue, où la neige 12
Étend sur le pavé son manteau de Norwège. 12
Quand le pauvre Prosper s'éveilla pâle, sans 12
Un souvenir, et vit s'attrouper les passants, 12
Il se trouva meurtri sur des angles de glace, 12
510 Où nous le laisserons sans le bouger de place, 12
Tel est notre caprice, encor pour quelques vers. 12
D'autant qu'on se fatigue à ces récits divers, 12
Et qu'il me faut quitter la mystique ceinture, 12
Car nous avons ce soir bal à la préfecture. 12
515 Déjà le jacquemart, Quasimodo de plomb, 12
Vient de sonner dix coups avec beaucoup d'aplomb, 12
L'ancien hôtel Saincy s'entr'ouvre et s'illumine 12
Tandis que des beautés à la superbe mine 12
S'y rendent, en passant par le pompeux séjour 12
520 Né sous le consulat de Monsieur De Champflour. 12
Faut-il continuer ? Je n'en ai guère envie. 12
Le malheureux Prosper ! Comme, en pendant sa vie 12
À des lèvres de femme, il s'était bien trompé ! 12
Notre terre promise est un roc escarpé : 12
525 Il ne le savait pas ; mais avoir fait son rêve 12
D'un poëme d'amour qu'une autre main achève, 12
Être sorti vivant de son passé caduc, 12
Avoir fouillé son cœur pour en donner le suc, 12
Puis, amant d'une Églé, se voir trahir par elle, 12
530 C'est à se rendre ermite, ainsi que Sganarelle. 12
Hérodiade, svelte en ses riches habits, 12
Portant sur un plat d'or constellé de rubis 12
La tête de saint Jean-Baptiste qui ruisselle, 12
Nous résume très bien l'histoire universelle ; 12
535 Car le sage est toujours celui qui, la voyant 12
Sous les tissus vermeils et roses d'orient, 12
Admire ses yeux noirs et les fleurs de l'étoffe. 12
Mais, par Bacchus ! Pourquoi faire le philosophe 12
Au bout d'un conte bleu qui nous intéressait ? 12
540 Disons ce qu'il advint de Prosper. Qui le sait ? 12
Comme un sombre plongeur qui se confie aux lames, 12
Il s'engouffra vivant dans une mer de femmes, 12
Festonna ses rideaux d'actrices et de rats, 12
Et devint très couru dans les deux opéras. 12
545 Frêles roseaux fleuris sur les pierres gothiques, 12
Types germains coulés dans les moules celtiques, 12
Bacchantes de Toscane à la parole d'or, 12
Pensives Lélias qui cherchaient leur Trenmor, 12
Elvires aux pieds fins, bijoux d'Andalousie, 12
550 Vierges à l'œil fendu sous le surmé d'Asie, 12
Il sut tout effeuiller en critique de goût, 12
Et quand il n'eut plus rien à donner, il eut tout. 12
Il eut, n'espère pas que je les enregistre, 12
Au théâtre-français l'amante d'un ministre, 12
555 Dont Paris en silence admirait la hauteur 12
Superbe. Aux environs, la femme d'un auteur 12
Dramatique, et Fanny, la fille aux lèvres rouges, 12
Dont la voix éveillait les morts, et, dans les bouges, 12
Éléonore, Esther, Léontine et Jenny. 12
560 Si je te disais tout, quand aurais-je fini ? 12
Ce serait trop. D'autant que, grâce à ces astuces, 12
Il trouva des vertus et des princesses russes, 12
Qu'il serait dangereux de nommer pour raison 12
D'époux, et dont je veux respecter le blason. 12
565 D'ailleurs tout ce plaisir est rampant et livide ; 12
Avant de s'enivrer on voit la coupe vide, 12
Tandis que le vautour, le souvenir vainqueur, 12
Vous broie incessamment de ses griffes le cœur. 12
Oh ! Quelle chose aimée alors semblerait douce ? 12
570 Le zéphyr caressant, la lumière, la mousse, 12
Ou le givre odorant des amandiers fleuris ? 12
Prosper le blond rêveur n'avait trouvé de prix 12
À tous ces charmes nus de la jeune nature 12
Que lorsque à son amie ils servaient de parure. 12
575 Tout est décoloré, discordant et fatal 12
À présent, tout se tait. Le ruisseau de cristal 12
Murmurait sur ses pieds délicats. Le vieux saule 12
Penchait de verts rameaux jusqu'à sa blanche épaule. 12
En voltigeant, la brise apportait dans sa voix 12
580 La chanson du vieux pâtre et l'haleine des bois. 12
Les fleurs ? ils en avaient effeuillé les corolles 12
Pour y lire tout bas mille promesses folles. 12
Ô souvenirs toujours adorés ! Le soleil ? 12
Que de fois, éblouis de son éclat vermeil, 12
585 Étendus sur la mousse, abrités, seuls au monde, 12
ils l'avaient vu mourir dans un baiser de l'onde ! 12
Chaque pas, chaque souffle était un souvenir 12
De ce bonheur enfui pour ne plus revenir : 12
Mais au fait, je m'arrête à faire de l'églogue, 12
590 Tandis que mon héros emplit son catalogue. 12
Puis-je suivre ses pas jusqu'au pays latin 12
Et dire ce qu'il dut souffrir un beau matin 12
Pour demander du calme à la philosophie 12
Que démontre là-bas quelque brune Sophie ? 12
595 Puis-je écrire les noms d'Annette et de Clara, 12
Cette autre Dolorès ? Rira bien qui rira 12
Le dernier. La débauche à la fin vous enlace 12
Entre ses bras plus froids et plus durs que la glace, 12
Et don Juan court au gouffre entr'ouvert sous ses pas, 12
600 À propos, connais-tu, qui ne la connaît pas ? 12
(on la chante à présent jusque dans Pampelune,) 12
Cette moisson de lys, blanche comme la lune, 12
Qu'un païen surnomma Phœbé, pour sa pâleur ? 12
Quelle nymphe ! Souvent, par goût pour la couleur 12
605 Locale, étincelait parmi sa chevelure, 12
Masse de diamants d'une farouche allure, 12
Un croissant tout en feu, par Janisset courbé. 12
Prosper la posséda, cette épique Phœbé 12
Dont chaque nuit absorbe, au dire de la ville, 12
610 Dix hommes, vingt flacons pleins, et cinquante mille 12
Francs. Oui, tout cela tombe en poudre sous ses doigts 12
Comme un vieil oripeau décousu. Mais tu dois 12
En avoir entendu souvent parler : c'est elle 12
Qui, je ne sais pourquoi, se mit dans la cervelle 12
615 De tuer sans péril deux fats, et seulement 12
Pendant huit jours entiers prit chacun pour amant. 12
Entre toutes, ce fut celle de ses maîtresses 12
Que Prosper préféra, peut-être pour les tresses 12
De cheveux, qui gênaient sa marche, ou les contours 12
620 De sa robe, sculptés par des ciseaux d'amours, 12
Peut-être pour ses yeux ou ses faunes vieux-Sèvres, 12
Peut-être pour ses chats, peut-être pour ses lèvres. 12
Belle femme, elle était bonne fille. Il la prit 12
Noblement, sans façon. Puis, ils eurent l'esprit 12
625 De se quitter sitôt que le miel de la coupe 12
Fut au bout, estimant tous les deux qu'une troupe 12
De bohèmes en sait là-dessus plus qu'un roi. 12
Mais s'ils se rencontraient devant le café Foy, 12
Ou bien s'ils étaient las de leurs plaisirs vulgaires, 12
630 Car les gens du commun ne les amusaient guères, 12
S'ils désiraient un soir sortir de leur milieu, 12
Si Prosper, au sortir des tréteaux Richelieu, 12
Voulait pour se guérir voir un vrai corps de reine, 12
Alors ils s'en allaient ensemble. L'Hippocrène 12
635 Est un mot à côté de cette femme-là : 12
C'est un fait positif, qu'en ses jours de gala 12
D'un triste portefaix elle eût fait un poëte, 12
Par son étreinte morne et ses poses de tête. 12
La source court au fleuve, et la fange à l'égout. 12
640 Tu dois le remarquer, l'esprit et le bon goût 12
S'unissent d'ordinaire aux formes les plus pures. 12
Phœbé le prouve bien. Ni l'or, ni les guipures 12
Ne cachent son beau cou, mais un camellia 12
S'embaume à ses cheveux, et, comme Cinthia, 12
645 Cette calme romaine, hélas ! Trop tard venue, 12
« sa plus belle parure étant de rester nue, 12
Deux robes seulement forment tous ses atours, 12
L'une de moire blanche et l'autre de velours. » 12
Tout chez elle est parfait pour l'amour idolâtre. 12
650 Pas de livres, d'albums, ni de sculpture en plâtre, 12
Mais une Danaë peinte par Titien, 12
Inestimable corps qu'elle a payé du sien, 12
De bons divans de perse avec des cordelettes 12
Et de lourds oreillers, et, comme statuettes, 12
655 Deux seulement en marbre et semblant percer l'air : 12
Carlotta la divine, et la rieuse Ellsler ; 12
Du vin dans des flacons, et près des pipes d'ambre 12
Les verres de Bohême. Au plancher de la chambre 12
Pas de riches tapis d'un goût luxuriant, 12
660 Mais une fraîche natte en paille d'Orient. 12
C'est là que les pieds nus, dans l'ombre accoutumée, 12
Prosper s'environnait d'une blanche fumée, 12
Et, les yeux de la reine épanouis sur lui, 12
Comme un autre Aenéas, racontait son ennui : 12
665 —Par Hercule ! Dit-il, depuis deux ans, ma chère, 12
Je me gorge d'amour, d'or et de bonne chère, 12
Et je trouve l'or vil, et les dégoûts bien prompts. 12
—Si tu veux, dit Phœbé, nous nous enivrerons. 12
—Je me suis réveillé repu sur tant de couches, 12
670 Que ces femmes me sont insipides. Leurs bouches 12
Me sont froides ! Du vin ! Verse tout le flacon ! 12
S'il me fallait encor passer par un balcon, 12
Peut-être que ces nuits me sembleraient plus drôles : 12
Mais tous ces bons époux savent si bien leurs rôles, 12
675 Que l'on entre aujourd'hui par la porte. Vraiment 12
On a l'air d'un laquais, et non pas d'un amant. 12
C'est, comme dit Pierrot, toujours la même gamme ! 12
—Si tu veux, dit Phœbé, nous dormirons. —ô femme ! 12
Tu ne comprends donc pas que pour moi tout est mort, 12
680 Et qu'on est bien heureux, ma blanche ! Quand on dort. 12
Vois-tu, Dieu m'avait fait pour une seule chose, 12
Pour un amour d'enfant, une pauvre fleur close, 12
Et mon souffle s'envole à la fleur que j'aimais. 12
—Cueille-la, dit Phœbé. —ne me parle jamais, 12
685 Femme, de cette enfant, car elle est morte. Approche 12
Ta joue. Oh ! Non, ta lèvre est trop froide. Une roche 12
Dans un gouffre, vraiment, c'est mon cœur, ô Phœbé. 12
—Mio, répondit-elle, il vous faut faire abbé. 12
À ce mot-là, Prosper fit une cigarette. 12
690 Car pareil au bon roi chiffonnant sa fleurette, 12
Il roulait un papel, dès qu'il ne trouvait rien 12
À dire. Et dans le fait, c'est le suprême bien. 12
Oh ! Si dans mon réduit j'avais la douce natte 12
De Phœbé, ses bras blancs et sa lèvre écarlate, 12
695 Oui, cela, rien de plus, avec du tabac frais, 12
C'est pour le jugement que je me lèverais. 12
Les gens les plus heureux que notre terre porte 12
Sont le turc et sa pipe accroupis sur leur porte. 12
Mais il faut être turc pour prendre ce parti. 12
700 Après quelques instants, Prosper était parti 12
Pour suivre le torrent de ses bonnes fortunes. 12
Les pommes de l'Éden deviennent fort communes, 12
Et tous les tours d'alcôve on les a si bien lus 12
Que c'est tout naturel ; je n'en parlerai plus. 12
705 Il faut, pour terminer dans l'irrémédiable, 12
Qu'enfin Polichinelle aille aux griffes du diable, 12
Et qu'en baissant la toile on sente le roussi. 12
J'ai promis à don Juan sa foudre. La voici : 12
Pour parler net, ce fut un être d'antithèse 12
710 Au corps pelotonné comme une chatte anglaise ; 12
Le visage suave et rose, mais les yeux 12
Cruels, et reflétant l'enfer plus que les cieux. 12
Sa voix était limpide et pleine d'harmonie 12
Comme un frémissement des lyres d'Ionie ; 12
715 Ses cheveux étaient doux, ses doigts petits et longs, 12
Ses pieds se meurtrissaient aux tapis des salons ; 12
Ajoutez un corps mince, une allure mignonne 12
Et des ongles rosés, vous aurez la madone, 12
Pareille à ces beautés dont on baise la main 12
720 Respectueusement, au faubourg Saint-Germain. 12
Son nez grec, ses sourcils arqués, ses dents d'opale, 12
Tout était jeune, sauf cette lèvre fatale 12
Qu'un sourire funèbre éclairait. En tous temps, 12
Même sous les rayons du soleil de printemps, 12
725 Elle était enterrée au sein d'une fourrure 12
Toute blanche, et semblait mourir. Une torture 12
Étrange se peignait dans son œil interdit, 12
Et dans l'ombre elle avait ce triangle maudit 12
Que le doigt de Dieu trace au front des mauvais anges. 12
730 Était-elle arrachée à ces noires phalanges 12
Qui tombèrent un jour de la nue aux flancs d'or ? 12
Peut-être. Je ne sais. Mais on disait encor 12
Avoir su vaguement des vieillards que leurs pères 12
L'avaient vue autrefois en des âges prospères, 12
735 Alors qu'illuminée aux splendeurs de son nom, 12
La noblesse dorait les prés de trianon. 12
Alors que les iris et les belles climènes 12
Jusques au madrigal se faisaient inhumaines, 12
Et plus tard, quand la fière et belle Talien 12
740 Marchait, tunique au vent, sans voile et sans lien. 12
Au fait, nous avons lu bien souvent le vampire 12
Du grand poëte ; eh bien, cette femme était pire 12
Encore, étant vampire et femme. On ne pouvait 12
Relever un front pur des plis de son chevet. 12
745 Or, Prosper y posa sa tête. Si l'histoire 12
Est fausse, je ne sais. Mais ce qui m'y fait croire, 12
C'est qu'en touchant Alice, on sentait un frisson, 12
Que sa lèvre semblait froide comme un glaçon, 12
Et que, comme le tigre après un jour de jeûne, 12
750 Son regard aspirait ardemment le sang jeune. 12
Oh ! Trois fois malheureux et perdu sans espoir 12
L'homme de cœur qui prend une femme un beau soir, 12
Et, laissant de côté le reste, vit en elle 12
Seulement, abrité du monde sous son aile ! 12
755 Cette madone-là savait bien son métier 12
De panthère lascive, et d'un bel air altier 12
Buvant jusqu'à la fin le sang de sa victime, 12
Elle se délectait de ce carnage intime. 12
Un jour pourtant, Prosper, qu'elle avait laissé seul, 12
760 Faute étrange ! Sortit vivant de son linceul. 12
Tremblant, il vint s'asseoir auprès d'une fenêtre 12
Ouverte, dont l'air pur fit un instant renaître 12
Sa pensée, et bientôt, par la flamme ébloui, 12
Il recula de peur quand le rayon eut lui. 12
765 Car il avait senti déjà que dans son âme 12
Tout était consumé sous cette impure flamme, 12
Que de son être ancien tout était déjà mort, 12
Tout, l'espoir et le doute, et même le remord. 12
Alors il se rendit chez la Phœbé, l'ancienne 12
770 Maîtresse de trois rois couronnés, et la sienne, 12
Pour savoir si l'airain de ce corps indompté 12
Le ferait vivre encore à quelque volupté. 12
Belle conclusion et digne de l'exorde : 12
Sa lyre était aussi brisée à cette corde, 12
775 Si bien que la Phœbé dit, le bras étendu 12
Sur lui : poveretto, comme on me l'a rendu ! 12
Là, d'un coup de sifflet, nous transportons la scène, 12
En dépit d'Aristote, au pays d'outre-Seine. 12
Ô mon pays latin ! Vieux pays désolé 12
780 D'où le siècle sans plume un jour s'est envolé, 12
Moi, le dernier de tous, je te reste, et je t'aime ! 12
J'aime tes boulevards, verdoyant diadème, 12
Ton fleuve morne et sourd, et ses courants flanqués 12
De vieux murs de granit où s'endorment les quais ; 12
785 J'aime ta basilique en fleur, ta cathédrale, 12
Où sur les sombres tours, dans l'ombre sépulcrale, 12
Quand l'aile de la nuit nous fait un noir bandeau, 12
Nous voyons grimacer quelque Quasimodo. 12
Avec ton panthéon, palais de gloires mortes, 12
790 J'aime ton hôpital, la maison aux deux portes : 12
L'une par où l'on vient, escorté de douleurs, 12
Jusqu'à ces lits souillés qu'on lave de ses pleurs, 12
Comme Jésus sa croix ; l'autre, dernier refuge 12
Où nous trouve la mort pour nous mener au juge. 12
795 Et souvent je pensais, en rêvant dans ce lieu 12
Où se mêlent les voix des mourants et de Dieu, 12
Que pour ceux dont le cœur sort vierge de ses langes, 12
Notre calvaire touche aux demeures des anges. 12
Assis sur une pierre, et le front dans les mains, 12
800 Je repassais en moi tous ces rêves humains, 12
Je cherchais à fixer de mon esprit superbe 12
Le problème infini de la chair et du verbe ; 12
Je voulais commenter l'impérissable loi, 12
Pauvre fou que j'étais ! Et disséquer la foi : 12
805 Connaître la liqueur en en brisant le vase ! 12
Et la nuit m'eût trouvé dans cette même extase 12
Profonde, si des voix ne m'eussent réveillé. 12
Alors, comme un songeur toujours émerveillé 12
Qui d'Ève aux doigts de lys retourne à Cidalise, 12
810 Et cherche le théâtre au sortir de l'église, 12
Je flânais lentement tout le long du chemin 12
Jusqu'à mon odéon, ce colosse romain, 12
Ce vaste amphithéâtre aux moulures massives, 12
À l'air grave, où les voix sortent pleines et vives, 12
815 Où Shakspere et le grand Molière, ce martyr, 12
Semblent en nous voyant pousser un long soupir, 12
Temple où la Melpomène est vaste comme un monde, 12
Et jetait en un jour, vieille muse féconde ! 12
À ce monstre affamé qu'on nomme le public, 12
820 Deux Talmas à la fois, Bocage et Frédérick ! 12
Et, comme deux enfants qu'on flatte et qu'on câline, 12
La muse les berçait sur sa large poitrine, 12
Et ne plia jamais, tant ses reins étaient forts ! 12
Aux coups passionnés de leurs rudes efforts. 12
825 Oui, malgré les regards de la foule béante, 12
Elle ne put faiblir, la robuste géante, 12
Que sous les lourds baisers des éléphants-harel. 12
J'ai toujours, pour ma part, trouvé surnaturel 12
De voir ces animaux jouer la tragédie. 12
830 C'est là ma bête noire, et ma foi, quoi qu'on die, 12
Comme dit Trissotin, j'aime mieux Beauvallet. 12
D'ailleurs, tout ce qui vient d'Afrique me déplaît, 12
Sauf ces brunes fellahs dont la mamelle antique 12
Est d'un bronze charnu qui perce une tunique. 12
835 Aussi, quand par hasard ce souvenir me vint, 12
Je prenais mon chapeau quatorze fois sur vingt, 12
Et pour le Luxembourg dédaigneux et folâtre, 12
Mon jardin, je quittais l'odéon, mon théâtre. 12
Dans tout ce qu'on me voit écrire en général, 12
840 Mais surtout dans les vers de ce conte moral, 12
J'abuse sans pudeur du mot suave : j'aime. 12
Il faudrait l'éviter par quelque stratagème. 12
Cependant nous voilà dans l'Éden azuré, 12
Mon âme, et c'est pour lui que j'en abuserai. 12
845 Car lorsque j'eus quinze ans, que mes chimères lasses 12
Voulurent secouer la poussière des classes, 12
Rêveur et fou, j'appris chez lui mon cher métier. 12
Je lui ferais sans peine un livre tout entier. 12
J'aime son bassin vert aux cygnes blancs, ses marbres 12
850 Se détachant au loin sur le velours des arbres, 12
Ses coupes sur des bras d'amours, riche travail, 12
Où les géraniums de pourpre et de corail 12
Brillent dans le soleil comme des rois barbares, 12
Et ses parterres gais, où, parmi les fanfares 12
855 D'un triomphe de fleurs plus charmant et plus beau 12
Que l'entrée à Paris de la reine Ysabeau, 12
Passe un zéphyr, léger comme un souffle de femme. 12
Ô vous que j'appelais mon âme, vous, madame, 12
Que je mêle toujours en mes songes flottants 12
860 À tous mes souvenirs d'aurore et de printemps, 12
Vous le rappelez-vous, lorsque le soir flamboie, 12
Ce vieux jardin riant, plein d'ombre et plein de joie ? 12
Ce fut là le berceau de nos jeunes amours. 12
C'est là qu'au mois de mai vous alliez tous les jours, 12
865 Une fleur à la main, vous asseoir la première 12
Sur la terrasse, près du vieux balcon de pierre. 12
Et lorsque j'arrivais aussi, par un hasard 12
Si bien prévu la veille, alors votre regard 12
Me querellait au loin d'une moue enfantine, 12
870 Moi, portant sur mon front des rougeurs d'églantine, 12
Je venais saluer votre mère, et souvent 12
Elle me retenait à ses côtés. Savant 12
Bachelier, délaissant les codes pour les odes, 12
Je pouvais au besoin causer parure ou modes, 12
875 Et, près d'un vieux parent arrivé du Congo, 12
Faire des calembours contre Victor Hugo. 12
Mais si pour un instant nos mères enjôlées 12
Me laissaient votre bras dans les longues allées, 12
Oh ! Comme tous les deux, en nous serrant la main, 12
880 Nous prenions du bonheur jusques au lendemain ! 12
Hélas ! Où s'envola cette rapide ivresse ? 12
Maintenant, chaque été, la brise vous caresse 12
Dans un vague séjour d'eaux quelconques, et moi 12
Je me suis fait mener, je ne sais trop pourquoi, 12
885 Au fond d'une province où des Nemrods sauvages 12
Dévorent, sans que rien puisse apaiser leurs rages, 12
Comme au temps où, quenouille en main, Berthe filait, 12
Des brochets monstrueux et des cochons de lait. 12
Or, fussé-je au Moultan, ou bien chez les tungouses, 12
890 Au Kiatchta, pays des amantes jalouses, 12
Ou chez les beloutchis, ou chez les hottentots, 12
Vierges de toute presse et de tous paletots, 12
Mon cœur s'envolerait à ce riant ombrage 12
Où nous étions si fous. Pourquoi devient-on sage ! 12
895 Vous savez comme l'herbe était verte ! Au bassin 12
Comme nous admirions en leur calme dessin 12
Les beaux petits amours aux gracieuses poses, 12
Et comme chaque brise était pleine de roses ! 12
Oh ! Lorsque aux bords aimés l'ancre à la forte dent 12
900 Mordra, si je reviens entier, sans accident, 12
Du char jaune-serin des postillons hilares, 12
C'est dans ce quartier-là que dormiront mes lares. 12
Ce sera pour toujours alors, jusqu'au cercueil. 12
Car, sinon la fortune assise sur le seuil, 12
905 Je trouverai du moins ma chère solitude, 12
Si douce pour l'amour, et douce pour l'étude. 12
Loin du fracas bourgeois de leur nouveau Paris, 12
Je lirai près du feu mes poëtes chéris ; 12
Je tâcherai surtout, sans être aristocrate, 12
910 De choisir mes amis comme faisait Socrate, 12
Écoutant auprès d'eux s'enfuir l'heure et, les soirs, 12
Allant rendre visite à mes monuments noirs. 12
J'entendrai sous le vent crier leurs girouettes, 12
Je verrai devant moi leurs longues silhouettes 12
915 Découper leur contour dans un ciel sombre et pur 12
Et jeter lentement leur ombre sur le mur. 12
Près de ces grands hôtels au style large et vaste, 12
Palais cyclopéens que le temps seul dévaste, 12
Je trouverai toujours mon banc presque détruit 12
920 Où l'on écoute en paix l'haleine de la nuit. 12
Là montent librement la pleine consonnance 12
Du bruit harmonieux que produit le silence 12
Et le parfum léger des folles nappes d'air. 12
Puis, lorsque du sein glauque où le tenait la mer 12
925 S'élance l'astre blond, et qu'aux jeunes nuées 12
Il met des corsets d'or comme aux prostituées, 12
La cité des vieux noms s'embrase, et son réveil 12
Met dans les arbres noirs des éclats d'or vermeil. 12
Seulement à son front plus d'un noble édifice 12
930 A, comme un nid d'oiseaux que le lierre tapisse, 12
Une pauvre mansarde amante de rayons, 12
Qui s'ouvre de bonne heure à cent illusions. 12
Là, quelque étudiant, sans crainte et sans envie, 12
Écoute frissonner le flot noir de la vie 12
935 Et jette l'avenir aux chances du destin. 12
Pauvres petits palais de ce pays latin 12
Si dédaigneusement jeté sur une rive, 12
Quand on vous a quittés tout jeune, et qu'on arrive 12
Tout pâle à votre seuil, le cœur bat vite, allez ! 12
940 Or, retrouvant par là tous ses jours envolés, 12
Notre héros tremblait comme un soir de décembre, 12
Car il tournait la clef de la petite chambre 12
Où s'étaient écoulés ses beaux jours. Si hardi 12
Qu'il fût, son front devint pâle, et, tout étourdi, 12
945 Il alla s'appuyer contre un mur. Sa mémoire 12
Pleurait en s'éveillant, et ses rêves de gloire 12
Venaient, spectres hagards, passer devant ses yeux. 12
Il les avait quittés si jeune ! Lui si vieux 12
Maintenant, pour jeter aux caprices d'une onde 12
950 Perfide, ses trésors, et demander au monde 12
Une place au festin du bonheur inconnu ! 12
Tu sais, mon pauvre Armand, comme il est revenu. 12
Bien des flots ont meurtri son front. Bien des tourmentes 12
Ont fait craquer son verre aux dents de ses amantes ; 12
955 L'implacable vautour de la vie a rongé 12
Son cœur. Pourtant rien n'est absent, rien n'est changé 12
Dans la chambre : l'étoffe illustre des vieux âges, 12
Les meubles vermoulus et les vieilles images 12
Sont là : maître Wolframb, Hamlet dans son manteau 12
960 Noir, les amaryllis mourantes de Wateau, 12
Sur le bahut sculpté la grande Vénus grecque, 12
Et les in-folios dans la bibliothèque. 12
Dire ce qu'éprouva notre Prosper auprès 12
De tous ces chers bijoux d'enfant, je ne pourrais ; 12
965 Surtout lorsqu'il trouva, portant les folles traces 12
Des anciens jours vécus, ses vieilles paperasses. 12
Car toute sa jeunesse au riant souvenir 12
Était dans ces feuillets épars, et revenir 12
En arrière, c'est vivre une autre fois. La folle 12
970 Du logis s'éveillait, et sa blonde parole 12
Semblait douce à l'enfant comme un zéphyr de mai. 12
Alors, comme autrefois le héros, enfermé 12
Près des vierges, frémit au son rauque des armes, 12
Prosper, sorti plus grand d'un baptême de larmes, 12
975 Vers l'azur idéal retrouva son chemin. 12
Le poëme qu'il fit, tu le liras demain. 12
Tu verras si toujours intrépide, il s'honore 12
D'enchanter l'air qui passe avec un mot sonore ; 12
Tu sauras si le gouffre où ce cœur est tombé 12
980 Profondément, au point d'émouvoir la Phœbé, 12
A laissé surnager quelques flots d'ambroisie, 12
Car, en somme, il en faut pour toute poésie 12
Comme pour tout amour. Quelquefois on écrit, 12
C'est au mieux, que la forme a sauvé son esprit, 12
985 Et que, la rime aidant, la vénus Callipyge, 12
A mis sa lèvre chaude à ce sang qui se fige. 12
D'autres disent tout bas qu'à ses mille revers 12
Il ajoute celui de se tromper en vers, 12
Que, sentant son cœur vide et faux, il se décide 12
990 À chercher lentement le plus noir suicide ; 12
Que lui qui fut épris du rose, il l'est du noir, 12
Et qu'en son invincible et profond désespoir, 12
Ô don Juan ! D'avoir mal continué ta liste, 12
Ce Pindare vaincu se fait vaudevilliste. 12
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