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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE PREMIER
DERNIÈRE ANGOISSE
Au moment de jeter dans le flot noir des villes 12
Ces choses de mon cœur, gracieuses ou viles, 12
Que boira le gouffre sans fond, 8
Ce gouffre aux mille voix où s'en vont toutes choses, 12
5 Et qui couvre d'oubli les tombes et les roses, 12
Je me sens un trouble profond. 8
Dans ces rhythmes polis où mon destin m'attache 12
Je devrais servir mieux la muse au front sans tache ; 12
Au lieu de passer en riant, 8
10 Sur ces temples sculptés dont l'éclat tourbillonne 12
Je devrais faire luire un flambeau qui rayonne 12
Comme une étoile à l'orient ; 8
Rebâtir avec soin les histoires anciennes, 12
À chaque monument redemander les siennes, 12
15 Dont le souvenir a péri ; 8
Chanter les dieux du nord dont la splendeur étonne, 12
À côté de Vénus et du fils de Latone 12
Peindre la fée et la péri ; 8
Ranimer toute chose avec une syllabe, 12
20 L'ogive et ses vitraux de feu, le trèfle arabe, 12
Le cirque, l'église et la tour, 8
Le château fort tout plein de rumeurs inouïes, 12
Et le palais des rois, demeures éblouies 12
Dont chacune règne à son tour ; 8
25 Les murs tyrrhéniens aux majestés hautaines, 12
Les granits de Memphis et les marbres d'Athènes 12
Qu'un regard du soleil ambra, 8
Et des temps révolus éveillant le fantôme, 12
Faire briller auprès d'un temple polychrome 12
30 Le Colisée et l'Alhambra ! 8
J'aurais dû ranimer ces effroyables guerres 12
Dont les peuples mourants s'épouvantaient naguères, 12
Meurtris sous un rude talon, 8
Dire Attila suivi de sa farouche horde, 12
35 Charlemagne et César, et celui dont l'exorde 12
Fut le grand siège de Toulon ! 8
Puis, après tous ces noms, sur la page choisie 12
Écrire d'autres noms d'art et de poésie, 12
Dont le bataillon espacé 8
40 Par des poëmes d'or, dont la splendeur enchaîne 12
L'époque antérieure à l'époque prochaine, 12
Illumine tout le passé ! 8
Dans ce grand panthéon, des dalles jusqu'aux cintres 12
Graver des noms sacrés de chanteurs et de peintres, 12
45 D'artistes rêvés ardemment ; 8
À chacun, soit qu'il cherche un poëme sous l'arbre, 12
Ou qu'il jette son cœur dans la note ou le marbre, 12
Faire une place au monument ! 8
Dire Moïse, Homère à la voix débordante 12
50 Qui contenait en lui Tasse, Virgile et Dante ; 12
Dire Gluck, penché vers l'Éden, 8
Mozart, Gœthe, Byron, Phidias et Shakspere, 12
Molière, devant qui toute louange expire, 12
Et Raphaël et Beethoven ! 8
55 Montrer comment Rubens, Rembrandt et Michel-Ange 12
Mélangeaient la couleur et pétrissaient la fange 12
Pour en faire un Jésus en croix ; 8
Et comment, quand mourait notre art paralytique, 12
Apparurent, guidés par l'instinct prophétique, 12
60 Le grand Ingres et Delacroix ! 8
Comment la statuaire et la musique aux voiles 12
Transparents, ont porté nos cœurs jusqu'aux étoiles ; 12
Nommer David, sculptant ses dieux, 8
Rossini, gaieté, joie, ivresse, amour, extase, 12
65 Et Meyerbeer, titan ravi sur un Caucase 12
Dans l'ouragan mélodieux ! 8
Mais surtout dire à tous que tu grandis encore, 12
Ô notre chêne ancien que le vieux gui décore, 12
Arbre qui te déchevelais 8
70 Sur le front des aïeux et jusqu'à leur épaule, 12
Car Gautier et Balzac sont encore la Gaule 12
De Villon et de Rabelais ! 8
Montrer l'antiquité largement compensée, 12
Et comparant de loin ces œuvres de pensée 12
75 Qu'un sublime destin lia, 8
Répéter après eux, dans leur langage énorme, 12
Ce que disent les vers de Marion Delorme 12
Aux chapitres de Lélia ! 8
Pas à pas dans son vers suivre chaque poëme, 12
80 Chaque création arrachée au ciel même, 12
Et surtout le vers de Musset, 8
Fantasio divin, qui, soit qu'il se promène 12
Dans les rêves du ciel ou la souffrance humaine, 12
Devient un vers que chacun sait ! 8
85 Enfin, pour un moment traînant mes muses blanches 12
Sur les hideux tréteaux et les sublimes planches, 12
Aller demander au public 8
Les noms de ceux qui font sa douleur ou son rire, 12
Puis, avant tous ces noms, sur le feuillet inscrire 12
90 George, Dorval et Frédérick ! 8
Ainsi, des temps passés relevant l'hyperbole, 12
Et, comme un pèlerin, apportant mon obole 12
À tout ce qui luit fort et beau, 8
J'aurais voulu bâtir sur l'arène mouvante 12
95 Un monument hardi pour la gloire vivante, 12
Pour la gloire ancienne un tombeau ! 8
Hélas ! Ma folle muse est une enfant bohème 12
Qui se consolera d'avoir fait un poëme 12
Dont le dessin va de travers, 8
100 Pourvu qu'un beau collier pare sa gorge nue, 12
Et que, charmante et rose, une fille ingénue 12
Rie ou pleure en lisant ses vers. 8
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