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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE DEUXIÈME
SONGE D'HIVER
I
Dans nos longs soirs d'hiver, où, chez le bon Armand, 12
Dans notre far-niente adorable et charmant 12
On oubliait le monde aride, 8
Vous demandiez pourquoi sur mon front fatigué, 12
5 Au milieu des éclats du rire le plus gai 12
Grimaçait toujours une ride. 8
Et moi, j'étais plus triste encor 8
Lorsque, comme en un fleuve d'or, 8
Je remontais dans ma mémoire, 8
10 Et que d'un regard triomphant 8
Je revoyais mes jours d'enfant 8
Couler d'émeraude et de moire, 8
Puis engouffrer leurs tristes flots 8
Au fond d'une mer sombre et noire 8
15 Avec des bruits et des sanglots. 8
Et je me rappelais cette époque oubliée 12
Où l'âme d'une femme, à mon âme liée, 12
L'avait brisée avec si peu, 8
Et cette nuit d'angoisse, effarée et vivante, 12
20 Où sur ma couche, avec des sanglots d'épouvante, 12
Je pleurais en suppliant Dieu ! 8
Oh ! Disais-je alors, quoi ! La bouche 8
Qui vous caresse et qui vous touche 8
Avec un délire inouï, 8
25 La main frémissante qui presse 8
Les vôtres, les soupirs, l'ivresse, 8
Les yeux éteints qui disent oui, 8
Tout cela, ce n'est qu'un mensonge, 8
Ce n'est qu'un songe évanoui 8
30 Qui passe comme un autre songe ! 8
Quoi ! Lorsque je mourrai dans un délire fou, 12
Peut-être qu'un autre homme embrassera son cou 12
Malgré ses refus hypocrites, 8
Et quand, se souvenant, mon âme gémira, 12
35 Dans un spasme semblable elle lui redira 12
Les choses qu'elle m'avait dites ! » 8
Et sous cet ardent souvenir 8
Du temps qui ne peut revenir 8
Et dont un seul instant vous sèvre, 8
40 Je me débattais dans la nuit 8
Comme sous un spectre qu'on fuit 8
Dans les visions de la fièvre ; 8
Puis je m'endormis, terrassé, 8
Le sein nu, l'écume à la lèvre, 8
45 Les yeux brûlants, le front glacé. 8
Quand je rouvris les yeux, ô visions étranges ! 12
Je vis auprès de moi deux femmes ou deux anges 12
Avec de splendides habits, 8
Toutes les deux montrant des beautés plus qu'humaines 12
50 Et laissant ondoyer leurs tuniques romaines 12
Sur des cothurnes de rubis. 8
L'une, aux cheveux roulés en onde, 8
Étalait haut sa tête blonde 8
Sur les lignes d'un cou nerveux ; 8
55 Ardente comme un vent d'orage, 8
Quand son front commandait l'hommage, 8
Sa lèvre commandait les vœux ; 8
L'autre, plus blanche que l'opale, 8
Sous le manteau de ses cheveux 8
60 Voilait une beauté fatale. 8
Et comme j'admirais en moi ces traits si beaux, 12
Comme dans leurs linceuls les marbres des tombeaux 12
Qu'on aime et devant qui l'on tremble, 8
Toutes deux, entr'ouvrant leurs lèvres à la fois, 12
65 Déployèrent dans l'ombre une splendide voix 12
Et tout bas me dirent ensemble : 8
Quoi ! Parce qu'à ton premier jour 8
Un désenchantement d'amour 8
A secoué sur toi son ombre, 8
70 Tu te laisses ensevelir 8
Dans cet ennui qui fait pâlir 8
Ton front sous une douleur sombre ! 8
Viens avec moi, viens avec nous ! 8
Nous avons des plaisirs sans nombre 8
75 Que nous mettrons à tes genoux ! 8
—Oh ! S'il en est ainsi, si vous m'aimez, leur dis-je, 12
Si vous pouvez encor pour moi faire un prodige, 12
Rappelez l'amour oublieux ! 8
Mais voici que la femme à blonde chevelure 12
80 M'entoura de ses bras, et, belle de luxure, 12
Mit ses yeux brûlants dans mes yeux. 8
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