Métrique en Ligne
ARV_1/ARV28
Félix ARVERS
POÉSIES
1833
PIÈCES INÉDITES
Examen de Conscience
C'est un grand mal d'avoir un esprit trop hâtif.
A. DE Musset.
Frères, je me confesse, et vais vous confier 12
Mon sort, pour vous instruire et vous édifier. 12
Un jour, je me sentis le désir de connaître 12
Ce qu'enfermait en soi le secret de mon être, 12
5 Ignorant jusque-là, je brûlai de savoir ; 12
J'examinai mon âme et j'eus peur à la voir. 12
Alors, et quand je l'eus à souhait regardée, 12
Que je la connus bien, il me vint à l'idée 12
De m'enquérir un peu pourquoi j'étais ainsi, 12
10 Et d'où je pouvais m'être à ce point endurci : 12
Car je ne pouvais pas me faire à la pensée 12
Qu'elle se fût si vite et si bas affaissée, 12
Car j'étais tout confus, car, en y bien cherchant, 12
Il me semblait à moi n'être pas né méchant. 12
15 En effet, je pouvais être bon. Mais j'espère 12
Que Dieu pardonne et fait miséricorde au père 12
Qui veut trop pour son fils, et lui fait désirer 12
Un sort où la raison lui défend d'aspirer ! 12
Mon malheur vient de là_, d'avoir pu méconnaître 12
20 L'humble condition où Dieu m'avait fait naître. 12
D'avoir tâché trop loin, et d'avoir prétendu 12
A m'élever plus haut que je ne l'aurais dû ! 12
Hélas ! j'allai partout, chétif et misérable. 12
Traîner péniblement ma blessure incurable ; 12
25 Comme un pauvre à genoux au bord d'un grand chemin, 12
J'ai montré mon ulcère, et j'ai tendu la main ; 12
Malheureux matelot perdu dans un naufrage. 12
J'ai crié ; mais ma voix s'est mêlée à l'orage ; 12
Mais je n'ai rencontré personne qui voulût 12
30 Me plaindre, et me jeter la planche de salut. 12
Et moi, je n'allai point, libre et sans énergie. 12
Exhaler ma douleur en piteuse élégie. 12
Comme un enfant mutin pleure de ne pouvoir 12
Atteindre un beau fruit mûr qu'il vient d'apercevoir. 12
35 Je gardai mon chagrin pour moi, j'eus le courage 12
De renfermer ma haine et d'étouffer ma rage, 12
Personne n'entrevit ce que je ressentais. 12
Et l'on me crut joyeux parce que je chantais. 12
Tel s'est passé pour moi cet âge d'innocence 12
40 Où des songes riants bercent l'adolescence. 12
Sans jouir de la vie, et sans avoir jamais 12
Vu contenter un seul des vœux que je formais : 12
Jamais l'Illusion, jamais le doux Prestige, 12
Lutin capricieux qui rit et qui voltige, 12
45 Ne vint auprès de moi, dans son vol caressant, 12
Secouer sur mon front ses ailes en passant, 12
Et jamais voix de femme, harmonieuse et tendre, 12
N'a trouvé de doux mots qu'elle me fit entendre. 12
Une fois, une fois pourtant, sans le savoir, 12
50 j'ai cru naître à la vie, au bonheur, j'ai cru voir 12
Comme un éclair d'amour, une vague pensée 12
Qui vint luire à mon âme et qui l'a traversée, 12
A ce rêve si doux je crus quelques instans ; 12
— Mais elle est sitôt morte et voilà si long-temps ! 12
55 je me livrai dès lors à l'ardeur délirante 12
D'un cerveau maladif et d'une âme souffrante ; 12
J'entrepris de savoir tout ce que recelait 12
En soi le cœur humain de difforme et de laid ; 12
Je me donnai sans honte à ces femmes perdues 12
60 Qu'a séduites un lâche, ou qu'un père a vendues. 12
J'excitai dans leurs bras mes désirs épuisés, 12
Et je leur prodiguai mon or et mes baisers : 12
Près d'elles, je voulus contenter mon envie 12
De voir au plus profond des secrets de la vie. 12
65 J'allai, je descendis aussi loin que je pus 12
Dans les sombres détours de ces cœurs corrompus, 12
Trop heureux, quand un mot, un signe involontaire 12
D'un vice, neuf pour moi, trahissait le mystère, 12
Et qu'aux derniers replis à la fin parvenu, 12
70 Mon œil, comme leurs corps, voyait leur âme à nu. 12
Or, vous ne savez pas, combien à cette vie, 12
A poursuivre sans fin cette fatale envie 12
De tout voir, tout connaître, et de tout épuiser, 12
L'âme est prompte à s'aigrir et facile à s'user. 12
75 Malheur à qui, brûlant d'une ardeur insensée 12
De lire à découvert dans l'homme et sa pensée. 12
S'y plonge, et ne craint pas d'y fouiller trop souvent, 12
D'en approcher trop près, et d'y voir trop avant ! 12
C'est ce qui m'acheva : c'est cette inquiétude 12
80 A chercher un cœur d'homme où mettre mon étude, 12
C'est ce mal d'avoir pu, trop jeune, apercevoir 12
Ce que j'aurais mieux fait de ne jamais savoir. 12
Désabusé de tout, je me suis vu ravie 12
La douce illusion qui fait aimer la vie, 12
85 Le riant avenir dont mon cœur s'est flétri, 12
Et ne pouvant plus croire à l'amour, j'en ai ri : 12
Et j'en suis venu là, que si, par occurrence, 12
— Je suis si jeune encore, et j'ai tant d'espérance ! 12
— Une vierge aux doux yeux, et telle que souvent 12
90 j'en voyais autrefois m'apparaître en rêvant, 12
Simple, et croyant encore à la magie antique 12
De ces traditions du foyer domestique. 12
M'aimait, me le disait, et venait à son tour 12
Me demander sa part de mon âme en retour ; 12
95 Vierge, il faudrait me fuir, et faire des neuvaines 12
Pour arracher bientôt ce poison de tes veines, 12
Il faudrait me haïr, car moi, je ne pourrais 12
Te rendre cet amour que tu me donnerais, 12
Car je me suis damné, moi, car il faut te dire 12
100 Que je passe mes jours et mes nuits à maudire, 12
Que, sous cet air joyeux, je suis triste et nourris 12
Pour tout le genre humain le plus profond mépris : 12
Mais il faudrait me plaindre encore davantage 12
De m'être fait si vieux et si dur à cet âge, 12
105 D'avoir pu me glacer le cœur, et le fermer 12
A n'y laisser l'espoir ni la place d'aimer. 12
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