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ARV_1/ARV2
Félix ARVERS
POÉSIES
1833
MES HEURES PERDUES
Le Poète
Qui peut empêcher l'hirondelle, 8
Quand vient la saison des frimas, 8
D'aller chercher à tire d'aile 8
D'autres cieux et d'autres climats ? 8
5 Qui peut, lorsque l'heure est venue, 8
Empêcher au sein de la nue — 8
Le jour éteint de s'arrêter 8
Sur les derniers monts qu'il colore ? 8
L'amant d'aimer, la fleur d'éclore 8
10 Et le poète de chanter ? 8
Le transport d'un pieux délire 8
A lui d'abord s'est révélé, 8
Et des sons lointains d'une lyre 8
Son premier rêve fut troublé : 8
15 Tel que Janus aux deux visages 8
Dont l'œil plongeait sur tous les âges, 8
Le ciel ici-bas l'a placé 8
Comme un enseignement austère, 8
Comme un prophète sur la terre 8
20 De l'avenir et du passé. 8
Mais hélas ! pour qu'il accomplisse 8
Sa tâche au terrestre séjour, 8
Il faudra qu'un nouveau supplice 8
Vienne l'éprouver chaque jour ; 8
25 Que des choses de cette vie 8
Et de tous ces biens qu'on envie 8
Il ne connaisse que les pleurs ; 8
Que brûlé d'une ardeur secrète 8
Il soit au fond de sa retraite 8
30 Visité par tous les malheurs. 8
Il faut que les chants qu'il apporte 8
Soient repoussés par le mépris ; 8
Qu'il frappe, et qu'on ferme la porte ; 8
Qu'il parle et ne soit point compris : 8
35 Que nul de lui ne se souvienne, 8
Que jamais un ami ne vienne 8
Guider la nu|t ses pas errans ; 8
Qu'il épuise la coupe amère 8
Qu'il soit renié de sa mère. 8
40 Et méconnu de ses parens. 8
Il faut qu'il sache le martyre ; 8
Il faut qu'il sente le couteau 8
Levé sur sa tête et qu'on tire 8
Au sort les parts de son manteau ; 8
45 Il faut qu'il sache le naufrage. 8
Le poète est beau dans l'orage, 8
Le poète est beau dans les fers ; 8
Et sa voix est bien plus touchante 8
Lorsqu'elle est plaintive, et ne chante 8
50 Que les malheurs qu'il a soufferts. 8
Il faut qu'il aime, qu'il connaisse 8
Tout ce qu'on éprouve en aimant, 8
Et tour à tour meure et renaisse 8
Dans un étroit embrassement ; 8
55 Qu'en ses bras, naïve et sans crainte, 8
Aux charmes d'une douce étreinte 8
Une vierge au cœur innocent. 8
Silencieuse, s'abandonne, 8
Belle du bonheur qu'elle donne 8
60 Et du bonheur qu'elle ressent. 8
Et que bientôt la vierge oublie 8
Ces transports et ces doux instans ; 8
Que d'une autre image remplie, 8
Elle vive heureuse et long-temps ; 8
65 Que, si cette amour effacée 8
Quelque jour s'offre à sa pensée, 8
Ce soit comme un hôte imprévu. 8
Comme un rayon pendant l'orage, 8
Comme un ami du premier âge 8
70 Qu'on se ressouvient d'avoir vu. 8
Éprouvé par la destinée. 8
Il entrevoit des temps meilleurs, 8
Il sait qu'il doit de sa journée 8
Recevoir le salaire ailleurs ; 8
75 Car loin de tous les yeux profanes, 8
Un ange aux ailes diaphanes 8
Vint au milieu de ses ennuis 8
Lui révéler que cette vie 8
Doit finir, pour être suivie 8
80 De jours qui n'auront pas de nuits. 8
Qu'un autre, épris d'une ardeur sainte, 8
Les yeux tournés vers l'avenir, 8
S'élance pour franchir l'enceinte 8
Qui ne peut plus le contenir : 8
85 Qu'il poursuive une renommée 8
Qui par tout l'univers semée 8
Retentisse chez nos neveux ; 8
Mêlée aux tempêtes civiles, 8
Qu'au seuil des grands, au sein des villes. 8
90 Sa voix résonne : moi, je veux 8
Dans le silence et le mystère, 8
Loin du monde, loin des méchans, 8
Que l'on m'ignore, et que la terre 8
Ne sache de moi que mes chants : 8
95 A l'œil curieux de l'envie 8
Soigneux de dérober ma vie 8
Et la trace de tous mes pas. 8
Je me sauverai de l'orage ; 8
Comme ces oiseaux sous l'ombrage, 8
100 Qu'on entend et qu'on ne voit pas. 8
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