Métrique en Ligne
ARV_1/ARV18
Félix ARVERS
POÉSIES
1833
MES HEURES PERDUES
Plus de peur que de mal
COMÉDIE
PERSONNAGES
PANDOLPHE
VALÈRE
ISABELLE femme de Pandolphe
LISETTE
(La scène est à Paris.)
SCÈNE I
PANDOLPHE, LISETTE.
LISETTE
C'est votre dernier mot ?
PANDOLPHE
Tout-à-fait.
LISETTE
Franchement,
Je ne puis revenir de mon étonnement. 12
PANDOLPHE
Voyez-vous bien cela ! Mais va, le temps nous presse. 12
LISETTE
Si j'ai bien entendu, je vais à ma maîtresse, 12
5 Votre femme, annoncer qu'elle ait, sans plus tarder, 12
A se bien tenir prête, et vous bien seconder… 12
PANDOLPHE
Bon.
LISETTE
Que pour rendre encor la chose plus complète,
Elle se mette en frais d'une belle toilette. 12
PANDOLPHE
Bon.
LISETTE
Et quand l'étranger viendra, que de tout point
Pandolphe fait un signe d'assentiment.
10 Elle vous laisse faire, et ne s'en mêle point. 12
A ce qu'il me paraît, l'affaire est sérieuse. 12
PANDOLPHE, se rengorgeant.
Assez.
LISETTE
Je ne suis pas, comme on dit, curieuse,
Mais j'aime bien savoir. Tous ces apprêts qu'on fait 12
Ne sont pas naturels.
PANDOLPHE
Vous me faites l'effet
15 D'être passablement indiscrète, ma mie. 12
LISETTE
Si je suis connaisseuse en physionomie. 12
Soyez franc une fois, vous grillez de parler ; 12
Voyons, soyez bon prince, et laissez-vous aller ; 12
On vous écoute.
PANDOLPHE
Eh bien, s'il ne faut rien te taire,
J'eus hier une idée.
LISETTE
Oui-dà !
PANDOLPHE
20 C'est un mystère,
Au moins !
LISETTE
Bien entendu.
PANDOLPHE
C'est un tour excellent,
Dont je veux régaler certain jeune insolent. 12
LISETTE
Voyons l'excellent tour.
PANDOLPHE
Hier, l'après-dînée,
Isabelle voulut sortir : je l'ai menée 12
25 A la Place Royale, où vient prendre le frais 12
Tout ce qu'a d'élégant le quartier du Marais ; 12
Où tous nos étourneaux s'en vont, par ribambelles. 12
Étaler leurs canons et courtiser les belles : 12
Nous étions là tous deux, assis tranquillement, 12
30 Lorsque je m'aperçois que, depuis un moment. 12
Certain godelureau, ma foi, de bonne mine. 12
Tourne autour de ma femme, et qu'il vous l'examine 12
D'un air — qui me déplaît.
LISETTE
Alors vous le toisez…
PANDOLPHE
Du tout ; je le salue.
LISETTE, continuant comme si elle n'avait pas entendu.
Et vous lui proposez
35 De se couper la gorge. Oh ! mais cela va vite ! 12
On connaît vos façons d'agir !
PANDOLPHE
Point. Je l'invite
A s'asseoir près de nous.
LISETTE
Diable !
PANDOLPHE
Écoute ceci :
Voyant qu'il continue à la lorgner ainsi, 12
Je lui dis bonnement que j'approuve son zèle ; 12
40 Qu'Isabelle d'ailleurs est encor demoiselle… 12
LISETTE
Qui sait ?
PANDOLPHE
Qu'elle n'a pas encor d'époux, s'entend.
LISETTE
Expliquez-vous.
PANDOLPHE
Qu'elle a du bien, et que, partant,
S'il est d'aussi bon lieu que de mine galante, 12
On pourra s'arranger. — L'idée est excellente, 12
N'est-il pas vrai ?
LISETTE
45 Pardon ; je me demande ici
A quoi vous prétendez en venir ?
PANDOLPHE
Ah ! voici :
Pour moi, l'un des plus grands malheurs de l'existence, 12
Lisette, c'est de voir qu'en toute circonstance, 12
Au théâtre, à la Foire, et dans maints sots écrits. 12
50 On nous raille à plaisir, nous autres vieux maris ; 12
Que toujours un Damis, un Éraste, un Clitandre, 12
Embarque nos moitiés sur le fleuve de Tendre, 12
Nous vole le trésor que nous tenions caché, 12
Et se moque de nous par-dessus le marché. 12
55 A la fin, je suis las de la plaisanterie ; 12
C'est le tour des galans, je veux que l'on en rie : 12
C'est dans ce but que j'ai, moi tout seul, entrepris 12
De les immoler tous au profit des maris. 12
Or le ciel veut qu'hier j'en trouve un d'aventure ; 12
60 Ma foi, tant pis pour lui ! la pauvre créature 12
Me le paîra pour tous ! D'abord, je fais passer 12
Ma femme pour ma fille, et loin de repousser 12
L'aveu qu'il vient me faire, à moi, de sa tendresse, 12
Je l'engage à venir céans, et je le presse 12
65 Si bien qu'il me promet que, dès le lendemain, 12
Il viendra voir ma fille et demander sa main. 12
Lisette, vois-tu bien d'ici la comédie ? 12
Mon homme qui soupire en berger d'Arcadie, 12
Puis moi qui le détrompe, et viens au beau moment 12
70 Le jeter à la porte impitoyablement. 12
Entre nous désormais la lutte est engagée ; 12
Que notre confrérie à la fin soit vengée, 12
Il y va de ma gloire, et que Paris entier 12
Apprenne ce que c'est qu'un plat de mon métier ! 12
LISETTE
75 Monsieur, avez-vous bien dormi la nuit dernière ? 12
PANDOLPHE
Que veut dire cela ?
LISETTE
Rien. — C'est une manière
De conversation pour savoir seulement 12
Si vous êtes bien sûr d'être éveillé.
PANDOLPHE
Comment ?
LISETTE
Ah ça, de bonne foi, quelle fièvre nouvelle 12
80 Vous a, depuis deux jours, dérangé la cervelle ? 12
C'est donc une gageure ? Eh quoi ! lorsqu'à Paris 12
Il n'est pas de tuteurs, il n'est pas de maris 12
Qui n'aient toujours présente à l'esprit cette idée 12
Qu'une vertu de femme est toujours mal gardée, 12
85 Qui n'a contre Satan et les pièges d'enfer 12
Un rempart de gros murs et de barreaux de fer, 12
Vous seul, par passe-temps et par forfanterie, 12
Vous amenez le loup dans votre bergerie ! 12
je vous en donne avis ; ne vous y fiez pas. 12
90 Monsieur ; songez qu'on a si tôt fait un faux pas ! 12
Ne risquez pas l'honneur de votre tête grise 12
Aux périlleux hasards d'une telle entreprise : 12
Vous serez bien plus gras quand vous serez cocu ! 12
PANDOLPHE
Je connais Isabelle, et je suis convaincu… 12
LISETTE
A la bonne heure ; mais…
PANDOLPHE
95 Mais, ma belle, il me semble
Que voilà bien du temps que nous causons ensemble. 12
Fais ce que je t'ai dit : j'ai besoin de sortir ; 12
J'ai mon notaire à voir.
LISETTE
J'ai dû vous avertir ;
S'il vous arrive mal, après tout, je me vante 12
Que j'ai fait tout au monde…
PANDOLPHE, s'en allant sans l'écouter.
Adieu.
LISETTE
100 Votre servante.
SCÈNE II
LISETTE, puis ISABELLE.
LISETTE
Qu'il mériterait bien, vrai Dieu ! cette leçon ! 12
Isabelle après tout en vaut bien la façon ; 12
Je n'en répondrais pas : comme dit l'Évangile, 12
D'ailleurs, l'esprit est prompt, et la chair est fragile. 12
105 On ne plaisante pas avec ces choses-là ; 12
C'est comme une arme à feu, qu'il faut…
ISABELLE, entrant.
Ah ! te voilà,
Lisette
LISETTE
Vous avez l'air tout effarouchée ;
Qu'est-ce donc ?
ISABELLE
Tu me vois vraiment bien empêchée ;
Pandolphe qui sortait et que j'ai rencontré 12
110 Tout à l'heure en venant ici, sur le degré, 12
M'a touché quelques mots d'un projet qui l'enchante, 12
Mais qui me peine fort : je ne suis pas méchante. 12
Et je ne conçois pas qu'on cherche méchamment. 12
Aux dépens du prochain, son divertissement. 12
115 Hier, je me suis prêtée à la plaisanterie 12
Pour ne paraître pas faire la renchérie. 12
Et je croyais aussi qu'une fois hors de là, 12
Il ne serait jamais question de cela ; 12
Aujourd'hui…
LISETTE
Je sais tout ; j'étais même chargée
120 De vous faire en douceur avaler la dragée. 12
ISABELLE
Eh bien, Lisette, dis ; que me conseilles-tu ? 12
LISETTE
Vous n'avez pas besoin d'avis : votre vertu, 12
Madame, selon moi, doit être en cette affaire 12
Le meilleur conseiller de ce qu'il sied de faire. 12
ISABELLE
125 C'est qu'il est bien tourné, ce jeune homme, vraiment ! 12
LISETTE
Voire !
ISABELLE
Et qu'il m''a fort bien glissé son compliment.
LISETTE
C'est un homme à ne pas trouver force cruelles, 12
A ce qu'il me paraît ; un héros de ruelles. 12
ISABELLE
Et voilà ce qui fait le cas embarrassant. 12
130 Dois-je ainsi me risquer sur ce pavé glissant ? 12
Je refuserais bien, mais je crains la colère 12
Du seigneur mon époux…
SCÈNE III
Les Précédens, PANDOLPHE, VALÈRE.
PANDOLPHE
Entrez, seigneur Valère.
VALÈRE
Après vous.
PANDOLPHE, d'un air fin.
Après vous, — pourquoi tant de façons,
Bon Dieu ! depuis le temps que nous nous connaissons ? 12
— Lisette, laisse-nous.
Lisette sort. Valère s'approche d'Isabelle et s'incline respectueusement.
135 Saluez, Isabelle.
Isabelle fait la révérence.
A Valère.
Comment la trouvez-vous aujourd'hui ?
VALÈRE
Toujours belle !
Se tournant vers Isabelle.
Mademoiselle, hier ce seigneur m'a permis 12
De me compter au rang de ses plus chauds amis ; 12
Mais quoi qu'il ait pu faire, et que sa complaisance 12
140 Autorise céans l'ennui de ma présence, 12
J'ai peur, je le confesse, en cette occasion, 12
D'avoir usé trop tôt de la permission ; 12
Je crains…
PANDOLPHE
Que pouvez-vous craindre, seigneur Valère ?
VALÈRE, toujours à Isabelle.
Que cet empressement n'ait pas l'heur de vous plaire, 12
145 Et me veux mal de mort d'avoir trop tard songé 12
A ne m'offrir à vous que sur votre congé. 12
PANDOLPHE
Bon, bon ! voilà déjà trop de cérémonie ; 12
C'est pour nous désormais une affaire finie. 12
Et, grâce à Dieu, ma fille est dans des sentimens 12
150 A ne résister point à mes commandemens. 12
— Savez-vous bien, seigneur, que j'ai l'âme ravie 12
De vous avoir ainsi rencontré ? — Dans la vie, 12
La fortune a des coups d'un bonheur surprenant ! 12
A Isabelle.
Nous avons découvert, tout à l'heure, en venant, 12
155 Que j'avais fort connu son père en Italie, 12
Où nous avons jadis fait plus d'une folie, 12
Pour le dire en passant ; un fort homme de bien ! 12
Voilà déjà du temps.
VALÈRE
Mais oui.
PANDOLPHE
Voyons… combien ?
VALÈRE
Mais vingt ans ; c'était lors de la dernière guerre. 12
PANDOLPHE
160 Savez-vous que cela ne nous rajeunit guère ? 12
Mais parlons d'autre chose : au point où nous voici, 12
Nous aurions tort, je crois, de nous gêner ici. 12
VALÈRE
Vous m'obligerez fort d'en user de la sorte. 12
PANDOLPHE
Une affaire importante exige que je sorte ; 12
165 Quand vous m'avez trouvé, tout à l'heure, j'allais 12
Jusque chez mon notaire, à côté du Palais, 12
Et si vous permettez…
VALÈRE
Je vous suis.
PANDOLPHE, l'arrêtant.
Pourquoi faire ?
Un mariage aussi n'est-il pas une affaire, 12
Un marché hasardeux, dont la conclusion 12
170 Ne saurait demander trop de réflexion. 12
ISABELLE
Eh quoi ! vous nous laissez ! et pendant cette absence… 12
PANDOLPHE
J'ai de vos sentimens assez de connaissance 12
Pour me fier à vous, et croire qu'en effet 12
Il ne se fera rien qui ne doive être fait. 12
Il sort.
SCÈNE IV
ISABELLE, VALÈRE.
VALÈRE
175 Enfin, nous voilà seuls, et dans cette occurrence 12
Je vous puis, sans témoins, répéter l'assurance 12
Que vos yeux…
ISABELLE
C'est pour eux sujet de vanité
D'avoir séduit un cœur de votre qualité ; 12
Mais s'il vous faut ici dire ce que je pense, 12
180 Seigneur, c'est temps perdu de vous mettre en dépense 12
Pour un cœur qui ne doit, quoi qu'il puisse advenir, 12
Ni répondre à vos feux, ni vous appartenir. 12
VALÈRE
O rigueur qui m'étonne et qui me désespère ! 12
N'ai-je donc pas l'aveu du seigneur votre père ? * 12
ISABELLE
185 Ah ! Pandolphe n'est pas tel que vous le pensez ! 12
VALÈRE
Je le connais fort peu, mais tout ce que j'en sais… 12
ISABELLE
Seigneur, je ne saurais en dire davantage ; 12
Mais tenez pour certain que si je ne partage 12
L'espoir, flatteur pour moi, qui vous conduit ici, 12
190 J'ai de bonnes raisons pour en agir ainsi. 12
VALÈRE
Ah ! je devine trop vos motifs, inhumaine ! 12
ISABELLE
Seigneur, à la raison souffrez qu'on vous ramène. 12
VALÈRE
La raison, juste ciel ! ne la perdis-je pas 12
Le jour où le hasard m'a conduit sur vos pas ? 12
195 Faut-il un si longtemps pour qu'un cœur sans défense. 12
ISABELLE
Seigneur, cessez de grâce un discours qui m'offense. 12
VALÈRE
C'est donc un dessein pris de me désespérer ! 12
Mais d'un pareil tourment je puis me délivrer ; 12
Et s'il en est ainsi que de mon infortune, 12
200 Trop cruelle beauté, l'aspect vous importune, 12
Il se jette à genoux, et tire son épée.
Ici même, à vos pieds, je veux par mon trépas. 12
ISABELLE, effrayée.
Que faites-vous ?
SCÈNE V
Les Précédens ; LISETTE, entrant.
LISETTE, s'arrêtant sur la porte.
Fort bien ; ne vous dérangez pas.
ISABELLE
Ah, seigneur ! me jeter en pareille épouvante ! 12
Me forcer à rougir devant une suivante ! 12
205 Je ne saurais rester céans ; vous, désormais. 12
Épargnez-vous le soin d'y revenir jamais. 12
Elle sort.
VALÈRE
Cette fille avait bien besoin de nous surpfendre ! 12
LISETTE
Eh bien ! c'était pourtant un service à vous rendre. 12
— Je me suis tout d'abord senti de l'amitié 12
210 Pour vous, et franchement vous me faites pitié. 12
VALÈRE
Je me tiens honoré que Dorine… ou Rosette… 12
Comment te nomme-t-on, au fait ?
LISETTE
J'ai nom Lisette.
Avec une révérence.
Pour vous servir.
VALÈRE
Eh bien, je suis flatté vraiment
D'inspirer à Lisette un pareil sentiment. 12
215 Mais puis-je un peu savoir ce qui me vaut, ma belle, 12
L'heur d'être plaint par toi ?
LISETTE
Vous aimez Isabelle ?
VALÈRE
Hélas !
LISETTE
Mais un amour né d'hier seulement
Ne doit pas vous tenir au cœur bien fortement. 12
VALÈRE
Ah ! j'ai peur du contraire.
LISETTE
Eh bien, quoi qu'il en coûte,
Il y faut renoncer. — Écoutez-moi.
VALÈRE
220 J'écoute.
LISETTE
On se moque de vous.
VALÈRE
Que dis-tu là ?
LISETTE
Je dis,
Seigneur, qu'on donne ici la chasse aux étourdis. 12
Mon maître a fait serment d'en extirper la race ; 12
Sitôt qu'il en tombe un sous sa main, pas de grâce. 12
225 J'étais bien du complot, mais vous me paraissez 12
Un honnête jeune homme, et vous m'intéressez ; 12
Je dois donc vous donner cet avis, en amie : 12
C'est qu'on abuse ici de votre prudhomie. 12
VALÈRE
Explique-toi, vraiment !
LISETTE, continuant.
Et que, pour commencer,
230 Celle que le seigneur Pandolphe fait passer 12
Pour sa fille, est sa femme.
VALÈRE
Oui-dà ! mais pourquoi faire
Inventer ?…
LISETTE
Ah ! voilà : c'est le fin de l'affaire ;
C'était un hameçon : quand vous auriez mordu 12
Comme il faut à l'appât qu'on vous avait tendu, 12
235 Et donné pleinement dans la supercherie, 12
On vous eût fait l'aveu de la plaisanterie, 12
Et fermé poliment la porte sur le né ; 12
Puis on vous eût berné, bafoué, chansonné, 12
Et par toute la ville enfin, à son de trompe… 12
VALÈRE
240 Ah ça, je crois vraiment que, si je ne me trompe. 12
On m'a pris pour un sot.
LISETTE, hochant la tête.
Mais…
VALÈRE
Pardieu ! l'on verra
Si je suis un bélître, et qui des deux rira. 12
Isabelle était donc aussi de la partie ? 12
LISETTE
A contre-cœur.
VALÈRE
Au fait, cet air de modestie…
245 Mais ce n'est pas cela. Le tout en ce moment, 12
Lisette, est de parer la botte adroitement 12
Marchant à grands pas.
Ah ! mon petit bourgeois, il vous prend fantaisie 12
De faire à nos dépens rire la bourgeoisie ! 12
A Lisette.
Toi, ma chère, il me faut servir absolument ; 12
250 Tu n'es pas sans avoir quelque petit amant… 12
LISETTE
Seigneur, j'aime Crispin, le valet de Dorante ; 12
En tout bien tout honneur !
VALÈRE
Vingt-cinq louis de rente
Te conviendraient-ils ?
LISETTE
Fort.
VALÈRE
Eh bien ! tu les auras ;
Ce sera ta dot. Mais tu me seconderas. 12
LISETTE
255 D'accord ; mais pour cela, seigneur, que faut-il faire ? 12
VALÈRE
Ce n'est pas malaisé. Le succès de l'affaire 12
Dépend de ton silence ; il faudra seulement 12
Te taire, si tu peux.
LISETTE
On le pourra vraiment.
VALÈRE
Il faut, entends-tu bien, Lisette, que personne, 12
260 Et surtout le seigneur Pandolphe, ne soupçonne 12
Que nous nous sommes vus, et que tu m'as' parlé. 12
LISETTE
Et j'aurai pour cela les trente…
VALÈRE
Il m'a semblé
Que j'avais dit vingt-cinq
LISETTE
Oh ! vous avez dit trente.
VALÈRE
Va pour trente louis.
LISETTE, appuyant.
Trente louis de rente.
VALÈRE
C'est dit.
LISETTE
265 Non que ce soit l'intérêt, Dieu merci,
Qui m'engage, seigneur, à vous servir ainsi. 12
VALÈRE
Je le vois bien, pardieu !
LISETTE, après avoir écoulé à la porte.
Mais tenez, il me semble
Que j'entends l'ennemi ; s'il nous voyait ensemble 12
Le coup serait manqué : je me sauve.
Elle sort.
SCÈNE VI
VALÈRE, puis PANDOLPHE.
VALÈRE
A présent
270 C'est affaire à nous deux, seigneur mauvais plaisant ! 12
J'ai mon idée en tête, et palsambleu ! j'espère 12
Souffleter le mari sur la face du père 12
De si bonne façon, qu'il ne soit plus tenté 12
De s'attaquer aux gens de notre qualité. 12
PANDOLPHE, entrant.
Eh bien, seigneur ! comment les amours ?
VALÈRE
275 Sur ma vie.
Jamais de vous revoir je n'eus si grande envie. 12
PANDOLPHE
J'ai tout lieu de juger, à cet empressement, 12
Votre flamme en bon train.
VALÈRE
En fort bon train, vraiment ;
Et puisque vous voulez que la cérémonie 12
280 Entre amis comme nous soit désormais bannie, 12
Je vous dirai tout net et sans plus biaiser. 12
Que j'aime votre fille et la veux épouser. 12
PANDOLPHE, ayant peine à cacher sa joie.
Votre façon d'agir est tout-à-fait pressante ; 12
Mais croyez-vous aussi qu'Isabelle y consente ? 12
VALÈRE
J'en réponds.
PANDOLPHE, de même.
Ouais !
VALÈRE
285 On a quelque lieu de penser
Qu'un amour aussi tendre a su l'intéresser ; 12
Enfin, on se croit sûr de ne point lui déplaire ; 12
Ainsi vous consentez…
PANDOLPHE
Tout beau, seigneur Valère !
Isabelle est bien jeune, et dans ces choses-là… 12
VALÈRE
Ainsi vous refusez.
PANDOLPHE
290 Je n'ai pas dit cela.
— Mais c'est qu'un mariage est chose malaisée ; 12
Et la conclusion veut en être pesée. 12
VALÈRE
A quoi tend ce discours ?
PANDOLPHE, continuant.
C'est un pas hasardeux,
Et dans notre intérêt, je crois, à tous les deux, 12
Il vous faudrait attendre au moins un an.
VALÈRE
295 Attendre !
PANDOLPHE
Nous aurons toujours bien le temps de nous entendre : 12
Vous pouvez jusque-là, si vous le souhaitez, 12
Continuer céans vos assiduités. 12
A part.
Voilà mon oiseau pris, et grâce à mon adresse… 12
PANDOLPHE
Quoi ! vous ne voulez pas avancer…
PANDOLPHE
300 Rien ne presse.
Vous dis-je.
VALÈRE
Mais encor !…
PANDOLPHE
C'est un point résolu.
VALÈRE
J'en suis marri pour vous, mais vous l'avez voulu. 12
— Je vous dois maintenant faire un aveu sincère : 12
Votre obstination l'a rendu nécessaire. 12
Au moins.
PANDOLPHE
Expliquez-vous.
VALÈRE
305 Qu'il vous agrée ou non,
Il faut absolument, pour vous, pour votre nom, 12
Que j'épouse Isabelle, et tôt.
PANDOLPHE
Seigneur Valère,
Que veut dire ceci ?
VALÈRE
J'encours votre colère,
Je le sais ; mais enfin l'instant est arrivé. 12
310 Écoutez donc. Hier, quand je vous ai trouvé, 12
Vous avez dû penser en cette conjoncture 12
Que le hasard tout seul avait fait l'aventure, 12
Et qu'Isabelle et moi nous rencontrions là 12
Pour la première fois.
PANDOLPHE
Certes, j'ai cru cela.
VALÈRE
C'est une erreur.
PANDOLPHE
Comment ?
VALÈRE
315 C'est une erreur, vous dis-je !
PANDOLPHE
Vous m'allez, j'imagine, expliquer ce prodige ! 12
VALÈRE
Voilà tantôt six mois que nous nous connaissons. 12
PANDOLPHE
Vous dites…
VALÈRE, continuant.
Pour ne pas donner prise aux soupçons
Qu'un air d'intelligence en votre âme eût fait naître, 12
320 Nous avons fait semblant de ne point nous connaître ; 12
Mais la vérité pure est que, depuis ce temps, 12
Nous nous aimons tous deux.
PANDOLPHE
Ah ! qu'est-ce que j'entends !
VALÈRE
Ce n'est pas tout.
PANDOLPHE, enrayé.
Ho ! Ho !
VALÈRE
Bah ! ce n'est rien encore ;
Écoutez la suite.
PANDOLPHE, se promenant à grands pas. (A part).
Ah ! madame la pécore,
Vous ne nous disiez pas…
VALÈRE
325 Voici donc le grand point.
Apprenez…
PANDOLPHE
Qu'est-ce encor ?
VALÈRE, avec tranquillité.
Ne m'interrompez point.
Faisant comme s'il cherchait une date.
Un soir que vous couchiez aux champs ; c'était… n'importe ! 12
Je gagne le portier, et j'obtiens que la porte 12
Reste entr'ouverte ; j'entre et vous laisse à penser 12
330 La façon dont la nuit aura dû se passer… 12
PANDOLPHE
J'étouffe !
VALÈRE, de même.
Ce n'est rien. — En voici bien d'une autre !
Jugez de l'embarras que dut être le nôtre. 12
Quand nous sûmes un jour qu'Isabelle en son sein 12
Portait le tendre fruit…
PANDOLPHE, hors de lui.
Au meurtre ! à l'assassin !
VALÈRE
335 Qu'avez-vous C'est fâcheux, j'en conviens ; mais, en somme, 12
Tout se peut réparer, et je suis galant homme ; 12
Je suis riche, bien fait, et sors d'une maison 12
Qui peut s'enorgueillir, je crois, de son blason ; 12
Ma famille à la cour est en bonne posture : 12
340 Prenons donc, s'il vous plaît, jour pour la signature ; 12
Concluons cette affaire, et plus tôt que plus tard : 12
Vous ne voudriez pas d'un petit-fils bâtard. 12
PANDOLPHE, parcourant le théâtre avec une extrême agitation.
C'est à faire tomber un pauvre homme en démence ! 12
S'approchant de Valère avec fureur.
Jarnidieu ! c'est par toi qu'il faut que je commence ! 12
345 — Il ne pouvait savoir au fait… Mais conçoit-on 12
Que ce portier ?… Tu vas périr sous le bâton, 12
Traître !
VALÈRE, à part.
Il enrage ; bon.
PANDOLPHE
Et cette autre innocente.
Avec son petit air ! Il faut que je m'absente 12
Une fois par hasard, et pendant ce temps-là… 12
350 La chose ne se peut passer comme cela. 12
Si jeune ! être à ce point astucieuse et fausse ! 12
Par la mortdieu ! je veux qu'un cul-de-basse-fosse 12
M'en fasse raison !
VALÈRE
Mais…
PANDOLPHE
Vous allez me prier
Pour elle, n'est-ce pas ?
VALÈRE
A quoi bon tant crier ?
PANDOLPHE
Appelant.
355 Je veux crier ! — Hola ! viendrez-vous, mijaurées ? 12
SCÈNE VII et dernière
Les Précédens ; ISABELLE, LISETTE, accourant.
LISETTE
Qu'avez-vous donc, seigneur ?
PANDOLPHE
Vraidieu ! mes délurées.
Vous m'en vouliez donner. — A la fin. Dieu merci, 12
A Isabelle.
Je sais tout. Vous, d'abord, approchez-vous ici ; 12
A Lisette. A Isabelle.
Pour toi, je t'en garde une !… Ici plus près ; qu'on fasse 12
Isabelle, tout interdite, obéit.
360 Un peu ce que je dis. Bien, qu'on regarde en face ; 12
En face, entendez-vous, le seigneur que voilà. 12
ISABELLE, tranquillement.
Et bien ! je le regarde ; après ?
PANDOLPHE, outré.
De ce coup-là,
C'en est trop. — Voyez-vous la maîtresse effrontée ! 12
Eh bien ! apprenez donc, madame l'éhontée, 12
Que je sais tout !
ISABELLE
Quoi, tout ?
PANDOLPHE
365 Ah ! c'est pour en mourir !
Votre complice vient de me tout découvrir. 12
Vous dis-je !
ISABELLE
Quel complice ?
PANDOLPHE, dont le désespoir est au comble.
Elle a dit : Quel complice ?
Elle en avait plusieurs ! Oh, supplice ! supplice ! 12
LISETTE, à part.
Vraiment, qu'ont-ils donc tous ? Serait-ce qu'en effet ?… 12
ISABELLE
Mais que vous ai-je fait ?
PANDOLPHE
370 Ce que vous m'avez fait ?
Avec explosion.
Vous m'avez fait cocu ! madame la drôlesse. 12
ISABELLE
Un pareil mot, seigneur !…
PANDOLPHE
Oui-dà ; le mot vous blesse,
Mais la chose, je crois, vous a fait grand plaisir ! 12
VALÈRE, jouant l'étonnement.
Çà, vous n'êtes donc pas ?…
PANDOLPHE
Ah ! j'ai bien le loisir
De vous écouter, vous.
VALÈRE
C'est donc…
PANDOLPHE
375 C'est une infâme !
VALÈRE
Je croyais…
PANDOLPHE
Eh non, non, cent fois non ! c'est ma femme !
ISABELLE
Quoi ! le seigneur Valère…
PANDOLPHE
Allez, il a tout dit ;
Mais vous me le paîrez, ou je serai maudit ! 12
VALÈRE
Vous n'aurez pas besoin de vous faire maudire, 12
380 Et l'heure est arrivée où je dois tout vous dire. 12
PANDOLPHE
Ce n'est pas tout encor ! n'en ai-je point assez ? 12
VALÈRE
Il n'est pas question de ce que vous pensez. 12
Avouez-moi qu'hier, à la Place Royale, 12
Vous en avez agi de façon déloyale. 12
PANDOLPHE
385 J'ai voulu vous jouer, mais Dieu m'a bien puni ! 12
VALÈRE
Vous en convenez donc ; alors tout est fini. 12
Je ne vous en veux plus. Calmez votre colère ; 12
C'était un jeu. — Je fais serment, foi de Valère, 12
Que jamais je n'ai vu madame, et qu'encor moins 12
Elle…
PANDOLPHE
A d'autres, vraiment !
VALÈRE
390 Vous faut-il des témoins ?
Votre femme d'abord : voyez sur son visage 12
Cette tranquillité ; c'est d'un heureux présage : 12
Le crime garde-t-il cet air doux et serein, 12
Et par quelque côté ?…
PANDOLPHE
Mais c'est un front d'airain !
VALÈRE
395 Lisette aussi sera garant de sa maîtresse ; 12
Elle m'avait tout dit.
PANDOLPHE
Ah ! la double traîtresse,
Vous vendiez le complot !
VALÈRE
Vous aviez prétendu
Vous divertir de nous, nous vous l'avons rendu ; 12
Partant, quitte. — Entre nous, désormais, sans rancune. 12
Touchez-là !
PANDOLPHE, d'un air contraint.
400 Je n'en ai, je vous assure, aucune ;
Avec un geste expressif.
Mais Isabelle alors n'est donc pas… vous savez ?… 12
VALÈRE
D'un air fin.
Qui diable me l'eût dit ? Là-dessus vous devez 12
En savoir plus que moi : je n'en suis pas coupable 12
Si la chose est ; vous seul…
PANDOLPHE, infiniment flatté.
Hé ! j'en suis bien capable.
A part.
Ouf !
VALÈRE, à Isabelle.
405 Madame, pour vous, il ne me reste ici
Qu'à confesser ma faute, et demander merci. 12
ISABELLE
C'est peut-être un peu loin pousser la raillerie, 12
Mais enfin…
VALÈRE
Ah ! je suis confus.
LISETTE, bas à Valère.
Ça, je vous prie.
Remarquez bien, seigneur, que moi je n'ai rien dit, 12
Et que vous m'assurez toujours…
VALÈRE
410 Sans contredit.
LISETTE, continuant.
Ces quarante louis de rente…
VALÈRE
Ah ! c'est' quarante
A présent !
LISETTE
Mais toujours.
VALÈRE
Non, non ; je t'ai dit trente
C'était même vingt-cinq dès l'abord ; mais enfin 12
J'ai promis, je tiendrai : tu veux jouer au fin, 12
415 A ce qu'il me paraît ; mais le diable m'emporte… 12
LISETTE, se résignant.
Allons ! c'est dix louis que je perds ; mais n'importe ! 12
VALÈRE, à Pandolphe.
Pour vous, si vous voulez me prouver sûrement 12
Que vous n'avez dans l'âme aucun ressentiment, 12
Seigneur, à l'avenir donnez-moi la licence 12
420 De cultiver l'honneur de votre connaissance. 12
PANDOLPHE
Comment donc !
VALÈRE
Vous voyez, seigneur, comme j'agis ;
Je suis franc.
PANDOLPHE, bas à Lisette, de manière pourtant à être entendu d'Isabelle.
Dès demain cherche-nous un logis
Dans quelque vieux faubourg.
ISABELLE, à part.
Ce garçon m'intéresse.
LISETTE, à Pandolphe.
Je n'y manquerai pas.
ISABELLE, bas à Lisette.
Tu lui diras l'adresse.
PANDOLPHE
425 J'en suis dehors ! La femme est un rude animal ! 12
Mais je suis rassuré. Plus de peur que de mal. 12
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