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ARV_1/ARV10
Félix ARVERS
POÉSIES
1833
MES HEURES PERDUES
Ce qui peut arriver à tout le monde
At non formosa est. at non bene culta puella
OVIDE.
Quoi ! ne l'avois-je assez en mes vœux désirée ?
N'étoit-elle assez belle ou assez bien parée ?
Régnier.
On a dit, l'an passé, que j'imitais Byron ;
Vous qui me connaissez, vous savez bien que non
A. DE Musset.
I
J'ai toujours voulu voir du pays, et la vie 12
Que mène un voyageur m'a toujours fait envie. 12
Je me suis dit cent fois qu'un demi-siècle entier 12
Dans le même logis, dans le même quartier ; 12
5 Que dix ans de travail, dix ans de patience 12
A lire les docteurs et creuser leur science, 12
Ne valent pas six mois par voie et par chemin, 12
Six mois de vie errante, un bâton à la main. 12
— Eh bien ! me voici prêt, ma valise est remplie ; 12
10 Où vais-je ! — En Italie. — Ah, fi donc ! l'Italie ! 12
Voyage de badauds, de beaux fils à gants blancs. 12
Qui vont là par ennui, par ton, comme à Coblentz, 12
En poste, au grand galop, traversant Rome entière, 12
Et regardent ton ciel, Naples, par la portière. 12
15 — Mais ce que je veux, moi, voir avant de mourir, 12
Où je veux à souhait rêver, chanter, courir. 12
C'est l'Espagne, ô mon cœur ! c'est l'hôtesse des Maures, 12
Avec ses orangers et ses frais sycomores, 12
Ses fleuves, ses rochers à pic, et ses sentiers 12
20 Où s'entendent, la nuit, les chants des muletiers ; 12
L'Espagne d'autrefois, seul débris qui surnage 12
Du colosse englouti qui fut le moyen âge ; 12
L'Espagne et ses couvens, et ses vieilles cités 12
Toutes ceintes de murs que l'âge a respectés ; 12
25 Madrid. Léon, Burgos, Grenade et cette ville 12
Si belle, qu'il n'en est qu'une au monde. Séville ! 12
La ville des amans, la ville des jaloux, 12
Fière du beau printemps de son ciel andaloux, 12
Qui, sous ses longs arceaux de blanches colonnades, 12
30 S'endort comme une vierge, au bruit des sérénades. 12
Jusqu'à tant que pour moi le jour se soit levé 12
Où je pourrai te voir et baiser ton pavé, 12
Séville ! c'est au sein de cette autre patrie 12
Que je veux, mes amis, mettre ,ma rêverie ; 12
35 C'est là que j'enverrai mon âme et chercherai 12
De doux récits d'amour que je vous redirai. 12
II
A Séville autrefois (pour la date il n'importe), 12
Près du Guadalquivir, la chronique rapporte 12
Qu'une dame vivait, qui passait saintement 12
40 Ses jours dans la prière et le recueillement : 12
Ses charmes avaient su captiver la tendresse 12
De l'alcade, et c'était, comme on dit, sa maîtresse ; 12
Ce qui n'empêchait pas que son nom fût cité 12
Comme un exemple à tous d'austère piété. 12
45 Car elle méditait souvent les évangiles, 12
Jeûnait exactement quatre-temps et vigiles. 12
Communiait à Pâque, et croyait fermement 12
Que c'est péché mortel d'avoir plus d'un amant 12
A la fois. Ainsi donc, en personne discrète. 12
50 Elle vivait au fond d'une obscure retraite, 12
Toute seule et n'ayant de gens dans sa maison 12
Qu'une duègne au-delà de l'arrière-saison, 12
Qu'on disait avoir eu, quand elle était jolie. 12
Ses erreurs de jeunesse, et ses jours de folie. 12
55 Voyant venir les ans, et les amans partir, 12
En femme raisonnable elle avait cru sentir 12
Qu'en son âme, un beau jour, était soudain venue 12
Une vocation jusqu'alors inconnue ; 12
Au monde, qui fuyait, elle avait dit adieu, 12
60 Et pour ses vieux péchés s'était vouée à Dieu. 12
Une fois, au milieu d'une de ces soirées 12
Que prodigue le ciel à ces douces contrées, 12
Le bras nonchalamment jeté sur son chevet, 12
Paquita (c'est le nom de la dame) rêvait : 12
65 Son œil s'était voilé, silencieux et triste ; 12
Et tout près d'elle, au pied du lit, sa camariste 12
Disait dévotement, un rosaire à la main, 12
Ses prières du soir dans le rite romain. 12
Voici que dans la rue, au pied de la fenêtre, 12
70 Un bruit se fit entendre ; elle crut reconnaître 12
Un pas d'homme, prêta l'oreille ; en ce moment 12
Une voix s'éleva qui chantait doucement : 12
« Merveille de l'Andalousie. 8
Étoile qu'un ange a choisie 8
75 Entre celles du firmament, 8
Ne me fuis pas ainsi ; demeure, 8
Si tu ne veux pas que je meure 8
De désespoir, en te nommant ! 8
J'ai visité les Asturies, 8
80 Aguilar aux plaines fleuries, 8
Tordesillas aux vieux manoirs : 8
J'ai parcouru les deux Castilles. 8
Et j'ai bien vu sous les mantilles 8
De grands yeux et des sourcils noirs : 8
85 Mais, ô lumière de ma vie, 8
Dans Barcelone ou Ségovie, 8
Dans Girone au ciel embaumé, 8
Dans la Navarre ou la Galice, 8
Je n'ai rien vu qui ne pâlisse 8
90 Devant les yeux qui m'ont charmé ! » 8
Quand la nuit est bien noire, et que toute la terre, 12
Comme de son manteau, se voile de mystère, 12
Vous est-il arrivé parfois, tout en rêvant, 12
D'ouïr des sons lointains apportés par le vent ? 12
95 Comme alors la musique est plus douce ! Il vous semble 12
Que le ciel a des voix qui se parlent ensemble, 12
Et que ce sont les saints qui commencent en chœur 12
Des chants qu'une autre voix achève dans le cœur. 12
— A ces sons imprévus, tout émue et saisie, 12
100 La dame osa lever un coin de jalousie 12
Avec précaution, et juste pour pouvoir 12
Découvrir qui c'était, mais sans se laisser voir. 12
En ce moment la lune éclatante et sereine 12
Parut au front des cieux comme une souveraine ; 12
105 A ses pâles rayons un regard avait lui, 12
Elle le reconnut, et dit : « C'est encor lui ! » 12
C'était don Gabriel, que par toute la ville 12
On disait le plus beau cavalier de Séville ; 12
Bien fait, de belle taille et de bonne façon ; 12
110 Intrépide écuyer et ferme sur l'arçon, 12
Guidant son andaloux avec grâce et souplesse, 12
Et de plus gentilhomme et de haute noblesse ; 12
Ce que sachant très bien, et comme, en s'en allant, 12
Son bonhomme de père avait eu le talent 12
115 De lui laisser comptant ce qu'il faut de richesses 12
Pour payer la vertu de plus de cent duchesses, 12
Il allait tête haute, en homme intelligent 12
Du prix de la noblesse unie avec l'argent. 12
Mais quand le temps d'aimer, car enfin, quoi qu'on die, 12
120 Il faut tous en passer par cette maladie, 12
Qui plus tôt, qui plus tard ; quand ce temps fut venu, 12
Et qu'un trouble arriva jusqu'alors inconnu, 12
Soudain il devint sombre : au fond de sa pensée 12
Une image de femme un jour était passée ; 12
125 Il la cherchait partout. Seul, il venait s'asseoir 12
Sous les arbres touffus d'Alaméda, le soir. 12
A cette heure d'amour où la terre embrasée 12
Voit son sein rafraîchir sous des pleurs de rosée. 12
Un jour qu'il était là, triste, allant sans savoir 12
130 Où se portaient ses pas, et regardant sans voir, 12
Une femme passa : vision imprévue. 12
Qu'il reconnut soudain sans l'avoir jamais vue ! 12
C'était la Paquita : c'était elle ! elle avait 12
Ces yeux qu'il lui voyait, la nuit, quand il rêvait. 12
135 Le souris, la démarche et la taille inclinée 12
De l'apparition qu'il avait devinée. 12
Il est de ces momens qui décident des jours 12
D'un homme ! Depuis lors il la suivait toujours, 12
Partout, et c'était lui dont la voix douce et tendre 12
140 Avait trouvé les chants qu'elle venait d'entendre. 12
III
Comment don Gabriel se fit aimer, comment 12
Il entra dans ce cœur tout plein d'un autre amant, 12
Je n'en parlerai pas, lecteur, ne sachant guère, 12
Depuis qu'on fait l'amour, de chose plus vulgaire ; 12
145 Donc, je vous en fais grâce, et dirai seulement, 12
Pour vous faire arriver plus vite au dénoûment. 12
Que la dame à son tour. — car il n'est pas possible 12
Que femme à tant d'amour garde une âme insensible, 12
— Après avoir en vain rappelé sa vertu. 12
150 Avoir prié long-temps, et long-temps combattu. 12
N'y pouvant plus tenir, sans doute, et dominée 12
Par ce pouvoir secret qu'on nomme destinée, 12
Ne se contraignit plus, et cessa d'écouter 12
Un reste de remords qui voulait l'arrêter : 12
155 Si bien qu'un beau matin, au détour d'une allée, 12
Gabriel vit venir une duègne voilée, 12
D'un air mystérieux l'aborder en chemin, 12
Regarder autour d'elle, et lui prendre la main 12
En disant : « Une sage et discrète personne, 12
160 Que l'on ne peut nommer ici, mais qu'on soupçonne 12
Vous être bien connue et vous toucher de près, 12
Mon noble cavalier, me charge tout exprès 12
De vous faire savoir que toute la soirée 12
Elle reste au logis, et serait honorée 12
165 De pouvoir vous apprendre, elle-même, combien 12
A votre seigneurie elle voudrait de bien. » 12
Banquiers, agens de change, épiciers et notaires, 12
Percepteurs, contrôleurs, sous-chefs de ministères 12
Boutiquiers, électeurs, vous tous, grands et petits. 12
170 Dans les soins d'ici-bas lourdement abrutis, 12
N'est-il pas vrai pourtant que, dans cette matière, 12
Où s'agite en tous sens votre existence entière. 12
Vous n'avez pu flétrir votre âme, et la fermer 12
Si bien, qu'il n'y demeure un souvenir d'aimer ? 12
175 Oh ! qui ne s'est, au moins une fois dans sa vie, 12
D'une extase d'amour senti l'âme ravie ! 12
Quel cœur, si desséché qu'il soit, et si glacé, 12
Vers un monde nouveau ne s'est point élancé ? 12
Quel homme n'a pas vu s'élever dans les nues 12
180 Des chœurs mystérieux de vierges demi-nues ; 12
Et lorsqu'il a senti tressaillir une main, 12
Et qu'une voix aimée a dit tout bas : « Demain », 12
Oh ! qui n'a pas connu cette fièvre brûlante, 12
Ces imprécations à l'aiguille trop lente, 12
185 Et cette impatience à ne pouvoir tenir 12
En place, et comme un jour a de mal à finir ! 12
— Hélas ! pourquoi faut-il que le ciel nous envie 12
Ces instans de bonheur, si rares dans la vie, 12
Et qu'une heure d'amour, trop prompte à s'effacer, 12
190 Soit si longue à venir, et si courte à passer ! 12
Après un jour, après un siècle entier d'attente, 12
Gabriel, l'œil en feu, la gorge haletante, 12
Arrive ; on l'attendait. Il la vit, — et pensa 12
Mourir dans le baiser dont elle l'embrassa. 12
IV
195 La nature parfois a d'étranges mystères ! 12
V
Derrière le satin des rideaux solitaires 12
Que s'est-il donc passé d'inouï ? Je ne sais : 12
On entend des soupirs péniblement poussés. 12
Et soudain Paquita s'écriant : « Honte et rage ! 12
200 Sainte mère de Dieu ! c'est ainsi qu'on m'outrage ! 12
Quoi ! ces yeux, cette bouche et cette gorge-là, 12
N'ont de ce beau seigneur obtenu que cela ! 12
Il vient dire qu'il m'aime ! et quand je m'abandonne 12
Aux sermens qu'il me fait, grand Dieu ! que je me donne, 12
205 Que je risque pour lui mon âme, et je la mets 12
En passe d'être un jour damnée à tout jamais, 12
'Voilà ma récompense ! Ah ! pour que tu réveilles 12
Ce corps tout épuisé de luxure et de veilles, 12
Ma pauvre Paquita, tu n'es pas belle assez ! 12
210 Car, ne m'abusez pas, maintenant je le sais. 12
Sorti d'un autre lit, vous venez dans le nôtre 12
Porter des bras meurtris sous les baisers d'une autre : 12
Elle doit s'estimer heureuse, Dieu merci. 12
De vous avoir pu mettre en l'état que voici. 12
215 Celle-là ! car sans doute elle est belle, et je pense 12
Qu'elle est femme à valoir qu'on se mette en dépense ! 12
Je voudrais la connaître, et lui demanderais 12
De m'enseigner un peu ses merveilleux secrets. 12
Au moins, vous n'avez pas si peu d'intelligence 12
220 De croire que ceci restera sans vengeance. 12
Mon illustre seigneur ! Ah ! l'aimable roué ! 12
Vous apprendrez à qui vous vous êtes joué ! 12
Çà, vite en bas du lit, qu'on s'habille, et qu'on sorte ! 12
Certes, j'espère bien vous traiter de la sorte 12
225 Que vous me connaissiez, et de quel châtiment 12
La Paquita punit l'outrage d'un amant ! » 12
Elle parlait ainsi lorsque, tout effarée, 12
La suivante accourut : « A la porte d'entrée, 12
L'alcade et trois amis, qu'il amenait souper, 12
230 Dit-elle, sont en bas qui viennent de frapper ! 12
— Bien ! dit la Paquita ; c'est le ciel qui l'envoie ! 12
— Ah ! señora ! pour vous, gardez que l'on me voie ! 12
— Au contraire, dit l'autre. Allez ouvrir ! merci. 12
Mon Dieu ; je t'appelais, Vengeance ; te voici ! » 12
235 Et sitôt que la duègne en bas fut descendue, 12
La dame de crier : « A moi ! je suis perdue ! 12
Au viol ! je me meurs ! au secours ! au secours ! 12
Au meurtre ! à l'assassin ! Ah ! mon seigneur, accours !» 12
Tout en disant cela, furieuse, éperdue, 12
240 Au cou de Gabriel elle s'était pendue. 12
Le serrait avec rage, et semblait repousser 12
Ses deux bras qu'elle avait contraints à l'embrasser ; 12
Et lui, troublé, la tête encor tout étourdie, 12
Se prêtait à ce jeu d'horrible comédie, 12
245 Sans deviner, hélas ! que, pour son châtiment, 12
C'était faire un prétexte et servir d'instrument ! 12
L'alcade cependant, à ces cris de détresse, 12
Accourt en toute hâte auprès de sa maîtresse : 12
« Seigneur ! c'est le bon Dieu qui vous amène ici ; 12
250 Vengez-vous, vengez-moi ! Cet homme que voici, 12
Pour me déshonorer, ce soir, dans ma demeure… 12
— Femme, n'achevez pas, dit l'alcade ; qu'il meure ! 12
— Qu'il meure ; reprit-elle. — Oui ; mais je ne veux pas 12
Lui taire de ma main un si noble trépas ; 12
255 Çà, messieurs, qu'on l'emmène, et que chacun pâlisse 12
En sachant à la fois le crime et le supplice ! » 12
Gabriel, cependant, s'étant un peu remis. 12
Tenta de résister ; mais pour quatre ennemis, 12
Hélas ! il était seul, et sa valeur trompée 12
260 Demanda vainement secours à son épée ; 12
Elle s'était brisée en sa main : il fallut 12
Se rendre, et se soumettre à tout ce qu'on voulut. 12
Devant la haute cour on instruisit l'affaire ; 12
Le procès alla vite, et quoi que pussent faire 12
265 Ses amis, ses parens et leur vaste crédit. 12
Qu'au promoteur fiscal don Gabriel eût dit : 12
« C'est un horrible piège où l'on veut me surprendre. 12
Un crime ! je suis noble, et je dois vous apprendre, 12
Seigneur, qu'on n'a jamais trouvé dans ma maison 12
270 De rouille sur l'épée ou de tache au blason ! 12
Seigneur, c'est cette femme elle-même, j'en jure 12
Par ce Christ qui m'entend et punit le parjure. 12
Qui m'avait introduit dans son appartement ; 12
Et comment voulez-vous qu'à pareille heure ?… — Il ment ! 12
275 Disait la Paquita ; d'ailleurs la chose est claire. 12
J'ai mes témoins : il faut une peine exemplaire. 12
Car je vous l'ai promis, et qu'un juste trépas 12
Me venge d'un affront que vous n'ignorez pas ! » 12
VI
Or, s'il faut maintenant, lecteur, qu'on vous apprenne- 12
280 La fin de tout ceci, par la cour souveraine 12
Il fut jugé coupable à l'unanimité ; 12
Et comme il était noble, il fut décapité. 12
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